Sans adresser un regard à sa fille, Tamara attrapa ses clés de voiture et s’en alla. Une demi-heure après son départ, un imposant camion se gara derrière le Clark’s : le livreur déposa une lourde palette chargée de caisses de Coca devant l’entrée de service.
— Z’avez besoin d’aide ? demanda-t-il à Jenny après qu’elle eut signé le reçu.
— Non, M’sieur. Ma mère veut que je me débrouille toute seule.
— Comme vous voudrez. Bonne journée alors.
Le camion repartit et Jenny entreprit de soulever une à une les lourdes caisses pour les porter dans la réserve. Elle avait envie de pleurer. À cet instant, Travis, qui passait par là à bord de son véhicule de patrouille, l’aperçut. Il se gara aussitôt et descendit de voiture.
— Besoin d’un coup de main ? proposa-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Ça va. Tu dois certainement avoir à faire, répondit-elle sans interrompre son effort.
Il empoigna une caisse et essaya de faire la conversation.
— Ils disent que la recette du Coca est secrète et qu’elle est conservée dans un coffre à Atlanta.
— Je savais pas.
Il suivit Jenny jusqu’à la réserve et ils empilèrent l’une sur l’autre les deux caisses qu’ils venaient de porter. Comme elle ne parlait pas, il reprit son explication :
— Il paraît aussi que ça donne bon moral aux GI’s, et que depuis la Deuxième Guerre mondiale ils en envoient des caisses aux troupes stationnées à l’étranger. Je l’ai lu ça dans un livre sur le Coca. Enfin, je l’ai lu comme ça, je lis aussi des livres plus sérieux.
Ils ressortirent sur le parking. Elle le regarda dans le fond des yeux.
— Travis…
— Oui, Jenny ?
— Serre-moi fort. Prends-moi dans tes bras et serre-moi fort ! Je me sens si seule ! Je me sens si malheureuse ! J’ai l’impression d’avoir froid jusqu’au fond de mon cœur.
Il la prit dans ses bras et l’étreignit du plus fort qu’il put.
— Voilà que ma fille me pose des questions, docteur. Tout à l’heure, elle m’a demandé où je me rendais tous les mercredis.
— Que lui avez-vous répondu ?
— Qu’elle aille se faire voir ! Et qu’elle réceptionne les palettes de Coca ! Ça ne la regarde pas, où je vais !
— Je sens à votre voix que vous êtes en colère.
— Oui ! Oui ! Bien sûr que je suis en colère, docteur Ashcroft !
— En colère contre qui ?
— Mais contre… contre… contre moi !
— Pourquoi ?
— Parce que je lui ai encore crié dessus. Vous savez, docteur, on fait des enfants et on veut qu’ils soient les plus heureux du monde. Et puis la vie vient se mettre en travers de nous !
— Que voulez-vous dire ?
— Elle est toujours à me demander conseil pour tout ! Elle est toujours dans mes jupons, à me demander : Ma’, comment on fait ça ? Ma’, où est-ce qu’on range ça ? Ma’ par-ci et Ma’ par-là ! Ma’ ! Ma’ ! Ma’ ! Mais je ne serai pas toujours là pour elle ! Un jour je ne pourrai plus veiller sur elle, vous comprenez ! Et quand j’y pense, ça me prend là, dans le ventre ! Comme si tout mon estomac se nouait ! C’est physiquement douloureux et ça me coupe l’appétit !
— Vous voulez dire que vous avez des angoisses, Madame Quinn ?
— Oui ! Oui ! Des angoisses ! Des angoisses terribles ! On essaie de faire tout bien, on essaie de donner ce qu’il y a de meilleur à nos enfants ! Mais que feront nos enfants lorsque nous ne serons plus là ? Que feront-ils, hein ? Et comment être sûrs qu’ils seront heureux et qu’il ne leur arrivera jamais rien ? C’est comme cette gamine, docteur Ashcroft ! Cette pauvre Nola, que lui est-il arrivé ? Et où peut-elle bien être ?
*
Où pouvait-elle bien être ? Elle n’était pas à Rockland. Ni sur les plages, ni dans les restaurants, ni dans la boutique. Nulle part. Il téléphona à l’hôtel de Martha’s Vineyard pour savoir si le personnel n’avait pas vu une jeune fille blonde, mais le réceptionniste à qui il parla le prit pour un fou. Alors il attendit, tous les jours et toutes les nuits.
Il attendit tout le lundi.
Il attendit tout le mardi.
Il attendit tout le mercredi.
Il attendit tout le jeudi.
Il attendit tout le vendredi.
Il attendit tout le samedi.
Il attendit tout le dimanche.
Il attendait avec ferveur et espoir : elle reviendrait. Et ils partiraient ensemble. Ils seraient heureux. Elle était la seule personne qui ait jamais donné du sens à la vie. Qu’on brûle les livres, les maisons, la musique et les hommes : rien n’importait pourvu qu’elle soit avec lui. Il l’aimait : aimer voulait dire que ni la mort, ni l’adversité ne lui faisaient peur tant qu’elle serait à ses côtés. Alors il l’attendait. Et lorsque la nuit tombait, il jurait aux étoiles qu’il attendrait toujours.
Pendant que Harry se refusait à perdre espoir, le capitaine Rodik ne pouvait que constater l’échec des opérations de police malgré l’ampleur des moyens déployés. Il y avait à présent plus de deux semaines qu’on remuait ciel et terre, sans succès. Au cours d’une réunion avec le FBI et le Chef Pratt, Rodik eut ce constat amer :
— Les chiens ne trouvent rien, les hommes ne trouvent rien. Je crois que nous ne la retrouverons pas.
— Je suis assez d’accord avec vous, acquiesça le responsable du FBI. En principe, dans ce genre de cas, soit on retrouve la victime tout de suite, morte ou vivante, soit il y a une demande de rançon. Et si ce n’est rien de tout ça, alors le cas s’en va rejoindre les affaires de disparitions non résolues qui s’entassent sur nos bureaux année après année. Pour la seule semaine dernière, le FBI a reçu cinq avis de disparition de gamins sur l’ensemble du pays. On n’a pas le temps de tout traiter.
— Mais qu’aurait-il pu arriver à cette gamine alors ? demanda Pratt qui ne pouvait pas se résigner à baisser les bras. Une fugue ?
— Une fugue ? Non. Pourquoi l’aurait-on vue en sang et effrayée ?
Rodik haussa les épaules, et le type du FBI proposa d’aller boire une bière.
Le lendemain, au soir du 18 septembre, lors d’un dernier point presse commun, le Chef Pratt et le capitaine Rodik annoncèrent que les recherches pour retrouver Nola Kellergan allaient cesser. Le dossier restait ouvert auprès de la brigade criminelle de la police d’État. Il n’y avait pas le moindre élément, pas la moindre piste : en quinze jours, il n’avait été trouvé aucune trace de la petite Nola Kellergan.
Des bénévoles, conduits par le Chef Pratt, poursuivirent leurs recherches pendant plusieurs semaines, jusqu’aux frontières de l’État. Mais en vain. Nola Kellergan s’était comme envolée.
“ Les mots c’est bien, Marcus. Mais n’écrivez pas pour qu’on vous lise : écrivez pour être entendu.”
Mon livre avançait. Les heures passées à écrire se matérialisaient peu à peu, et je sentais revenir en moi ce sentiment indescriptible que je croyais perdu à jamais. C’était comme si je recouvrais enfin un sens vital qui, pour m’avoir fait défaut, m’avait fait dysfonctionner ; comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton dans mon cerveau et l’avait soudain rallumé. Comme si j’étais de nouveau en vie. C’était la sensation des écrivains.
Mes journées débutaient avant l’aube : je partais courir, traversant Concord de part en part, avec, dans mes oreilles, mon lecteur de minidisques. Puis, de retour dans ma chambre d’hôtel, je commandais un bon litre de café et je me mettais au travail. Je pouvais à nouveau compter sur l’aide de Denise, que j’avais récupérée chez Schmid & Hanson et qui avait accepté de reprendre du service dans mon bureau de la Cinquième Avenue. Je lui envoyais mes pages par courriel au fur et à mesure que je les écrivais, et elle se chargeait de procéder aux corrections d’usage. Lorsqu’un chapitre était complet, je l’envoyais à Douglas, pour avoir son avis. C’était amusant de voir combien il s’investissait dans ce livre ; je sais qu’il restait collé à son ordinateur, à attendre mes chapitres. Il ne manquait pas non plus de me rappeler l’imminence des délais, me répétant : « Si on ne finit pas à temps, on est cuit ! » Il disait « on » alors que lui, théoriquement, ne risquait rien dans l’opération, mais il se sentait autant concerné que moi.
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