— Je n’ai pas peur. C’est autre chose.
— C’est quoi ?
— Rien d’important.
— C’est à cause de Harry Quebert ? Ta mère dit qu’il te plaît bien.
— Peut-être. Laisse tomber, Travis, ça n’a pas d’importance. Faut… Faut que j’aille en cuisine. Je suis en retard et Maman va encore me faire une scène.
Jenny disparut derrière la porte à battants et tomba sur sa mère qui préparait des assiettes.
— T’es encore en retard, Jenny ! Je suis seule en salle avec tout ce monde.
— Pardon, Ma’.
Tamara lui tendit une assiette de morue et de pommes de terre sautées.
— Va apporter ça à Travis, veux-tu.
— Oui, Ma’.
— C’est un gentil garçon, tu sais.
— Je sais…
— Tu vas l’inviter à déjeuner à la maison, dimanche.
— Déjeuner à la maison ? Non, Maman. Je ne veux pas. Il ne me plaît pas du tout. Et puis, il se ferait des illusions, ce ne serait pas gentil de ma part.
— Ne discute pas ! T’as pas fait tant d’histoires quand tu t’es retrouvée seule pour le bal et qu’il est venu t’inviter. Tu lui plais beaucoup, ça se voit, et il pourrait faire un gentil mari. Oublie Quebert, bon sang ! Il n’y aura jamais de Quebert ! Mets-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toutes ! Quebert n’est pas un homme bien ! Il est temps que tu te trouves un homme, et estime-toi heureuse qu’un beau garçon te fasse la cour alors que tu es en tablier toute la journée !
— Maman !
Tamara prit une voie aiguë et sotte pour imiter les gémissements d’un enfant :
— Maman ! Maman ! Arrête de pleurnicher, veux-tu ? Tu as bientôt vingt-cinq ans ! Tu veux finir vieille fille ? Toutes tes copines de classe sont mariées ! Et toi ? Hein ? Tu étais la reine du lycée, que s’est-il passé, au nom du Christ ? Ha, comme je suis déçue, ma fille. Ma’ est très déçue de toi. Nous déjeunerons avec Travis, dimanche, un point c’est tout. Tu vas lui apporter son plat et tu vas l’inviter. Et après ça, tu iras passer un coup de chiffon sur les tables du fond qui sont dégoûtantes. Ça t’apprendra à toujours être en retard.
*
Mercredi 10 septembre 1975
— Vous comprenez, docteur, il y a ce policier charmant, qui lui fait du gringue. Je lui ai dit de l’inviter à déjeuner dimanche. Elle ne voulait pas mais je l’ai forcée.
— Pourquoi l’avez-vous forcée, Madame Quinn ?
Tamara haussa les épaules et laissa sa tête retomber de tout son poids sur l’accoudoir du divan. Elle s’accorda un instant de réflexion.
— Parce que… Parce que je ne veux pas qu’elle finisse seule.
— Alors vous avez peur que votre fille se retrouve seule jusqu’à la fin de sa vie.
— Oui ! Exactement ! Jusqu’à la fin de sa vie !
— Vous-même, avez-vous peur de la solitude ?
— Oui.
— Qu’est-ce que ça vous inspire ?
— La solitude, c’est la mort.
— Avez-vous peur de mourir ?
— La mort, docteur, ça me terrifie.
*
Dimanche 14 septembre 1975
À la table des Quinn, Travis fut bombardé de questions. Tamara voulait tout savoir sur cette enquête qui n’avançait pas. Robert, lui, avait bien quelques curiosités à partager, mais les rares fois où il avait voulu parler, sa femme l’avait rabroué en lui disant : « Tais-toi, Bobbo. C’est pas bon pour ton cancer. » Jenny avait l’air malheureuse et toucha à peine au repas. Seule sa mère tenait le crachoir. Au moment de servir la tarte aux pommes, elle finit par oser demander :
— Alors, Travis, vous avez une liste de suspects ?
— Pas vraiment. Je dois dire qu’on patauge un peu pour le moment. C’est quand même fou, il n’y a pas le moindre indice.
— Est-ce que Harry Quebert est suspect ? interrogea Tamara.
— Maman ! s’indigna Jenny.
— Alors quoi ? On peut plus poser de questions dans cette maison ? Si je donne son nom, c’est parce que j’ai de bonnes raisons : c’est un pervers, Travis. Un pervers ! Il serait impliqué dans la disparition de la petite que je serais pas étonnée.
— C’est grave ce que vous avancez, M’dame Quinn, lui répondit Travis. On ne peut pas dire ce genre de choses sans preuve.
— Mais j’en avais ! beugla-t-elle, folle de rage. J’en avais ! Figure-toi que j’avais un texte écrit de sa main et très compromettant, rangé dans mon coffre, au restaurant ! Je suis la seule à avoir la clé ! Et tu sais où je garde la clé ? Autour de mon cou ! Je ne l’enlève jamais ! Jamais ! Eh bien, l’autre jour, j’ai voulu reprendre ce fichu morceau de papier pour le donner au Chef Pratt, et voilà qu’il avait disparu ! Il n’était plus dans mon coffre ! Comment c’est possible ? Je n’en sais rien. C’est de la sorcellerie !
— Peut-être que tu l’as simplement rangé ailleurs, suggéra Jenny.
— La ferme, ma fille. Je ne suis tout même pas folle, non ? Bobbo, suis-je folle ?
Robert hocha la tête dans un geste qui ne disait ni oui ni non, ce qui eut pour effet d’irriter encore plus sa femme.
— Alors, Bobbo, pourquoi tu ne réponds pas quand je te pose une question ?
— À cause de mon cancer, finit-il par dire.
— Eh bien, t’auras pas de tarte. C’est le docteur qui l’a dit : les desserts pourraient te tuer sur-le-champ.
— Mais je n’ai pas entendu le docteur dire ça ! protesta Robert.
— Tu vois, le cancer te rend déjà sourd. Dans deux mois, tu rejoindras les anges, mon pauvre Bobbo.
Travis essaya de calmer la tension en reprenant le fil de la discussion :
— En tout cas, si vous n’avez pas de preuve, ça ne tient pas la route, conclut-il. Les enquêtes de police sont des choses précises et scientifiques. Et j’en sais quelque chose : j’ai été major de ma promotion à l’académie de police.
La seule idée de ne plus savoir où était passé le morceau de papier qui pouvait faire perdre Harry mettait Tamara dans tous ses états. Pour se calmer, elle s’empara de la pelle à tarte et coupa plusieurs tranches d’un geste guerrier, tandis que Bobbo sanglotait parce qu’il n’avait pas du tout envie de mourir.
*
Mercredi 17 septembre 1975
La recherche du feuillet obsédait Tamara Quinn. Elle avait passé deux jours à fouiller sa maison, sa voiture, et même le garage où elle n’allait jamais. En vain. Ce matin-là, après le lancement du premier service du petit déjeuner au Clark’s, elle s’enferma dans son bureau et vida le contenu de son coffre sur le sol : personne n’avait accès au coffre, c’était impossible que le feuillet ait disparu. Il devait être là. Elle en revérifia le contenu, en vain ; dépitée elle remit ses affaires en ordre. À cet instant, Jenny frappa et passa la tête par l’entrebâillement de la porte. Elle trouva sa mère plongée dans l’énorme gueule d’acier.
— Ma’ ? Qu’est-ce que tu fais ?
— Je suis occupée.
— Oh, Ma’ ! Ne me dis pas que tu es encore en train de chercher ce satané morceau de papier ?
— Occupe-toi de tes salades, ma fille, veux-tu ? Quelle heure est-il ?
Jenny consulta sa montre.
— Presque huit heures trente, dit-elle.
— Archi zut ! Je suis en retard.
— En retard où ?
— J’ai un rendez-vous.
— Un rendez-vous ? Mais nous devons réceptionner les boissons ce matin. Déjà mercredi dernier tu…
— Tu es une grande fille, non ? l’interrompit sèchement sa mère. Tu as deux bras, tu sais où est la réserve. Pas besoin d’être allée à Harvard pour empiler des caisses de bouteilles de Coca les unes sur les autres : je suis sûre que tu t’en tireras très bien. Et ne va pas faire les yeux doux au livreur pour qu’il le fasse pour toi ! Il est temps de retrousser tes manches !
Читать дальше