Le bureau du Cheikh Nouredine n’était pas fermé à clé. Pendant un moment je me suis dit que j’étais en train de me monter le bourrichon tout seul, qu’ils allaient apparaître à l’instant, me confondre et se foutre de ma gueule jusqu’à la fin des temps.
La caisse de la librairie était là, sur la table, personne ne l’avait vidée depuis des semaines, il y avait peut-être deux mille dirhams.
J’ai trouvé d’autres billets dans une sacoche en cuir, des euros et des dollars, en tout dix ou quinze mille dirhams, je n’en croyais pas mes yeux.
Sinon tout était vide, les agendas avaient disparu, les contacts, les carnets de commandes, les registres, les activités, les affaires du Cheikh Nouredine, plus rien. Même son ordinateur personnel n’était plus là. Il ne restait que l’écran.
J’étais tout seul au milieu de dizaines, de centaines de bouquins dans leurs plastiques.
J’ai fait un tour de quartier, pour voir si je ne croisais pas une tête connue qui appartienne au Groupe ; personne. Je suis passé chez Bassam, à deux pas de chez mes parents, je suis tombé sur sa mère et lui ai demandé si elle savait où il était ; elle m’a jeté le genre de regard que l’on réserve aux mendiants contagieux, a grommelé une malédiction et a claqué la lourde, avant de la rouvrir pour me tendre une vieille enveloppe salie, avec mon nom dessus — l’écriture de Bassam. J’ai jeté un coup d’œil à la missive, elle ne datait pas d’aujourd’hui ; apparemment un vieux truc qu’il n’avait jamais posté, faute de savoir où l’envoyer. Sa mère a refermé la porte sans ménagement ni explication supplémentaire.
À seize heures j’avais rendez-vous dans la Zone Franche avec Jean-François pour ce nouveau travail ; je voulais me changer, me faire beau autant que possible, j’avais l’impression que le monde partait en morceaux. En retournant à la Diffusion, j’ai cru voir deux types louches qui tournaient autour de nos locaux ; des flics en civil, qui sait. J’ai regardé mes mails, il y avait un message de Judit, elle m’écrivait que finalement elle repassait à Tanger comme prévu, mais seule ; elle n’avait pas les moyens de prendre un nouveau billet pour Barcelone ; elle serait là un peu avant la date prévue, après-demain, disait-elle, après avoir mis Elena dans l’avion.
Cette nouvelle m’a réchauffé le cœur, même si j’étais un peu blessé qu’elle prenne cette décision non pas pour me revoir plus vite ou plus longtemps, mais pour de tristes raisons financières.
J’ai fait mon choix, sans attendre l’issue de l’entretien de l’après-midi. Tout le fric qu’il pouvait y avoir dans le bureau du Cheikh Nouredine, je l’ai rassemblé, même les pièces de dix centimes. J’avais près de quinze ou vingt mille dirhams en devises et en pièces. Plus de cash que personne n’en avait jamais vu, j’aurais pu aller en taxi jusqu’à la banlieue de Nador chercher Meryem, dire j’emporte cette jeune femme, voici dix mille dirhams pour votre peine, personne n’y aurait trouvé à redire.
C’était en avril, mois de la poussière et des mensonges.
J’ai rassemblé mes affaires, la centaine de polars prenait une place pas croyable, j’ai vidé des colis que nous venions de recevoir d’Arabie pour les y mettre : en tout, avec le Kashshâf, Les Histoires des prophètes , le dictionnaire, les livres que j’aimais, il y avait trois gros cartons ; mes quelques vêtements étaient répartis dans chacune des caisses ; en plus j’emportais l’ordinateur portable de la Diffusion, l’écran, le clavier et deux ou trois trucs que je devais conserver.
Un vrai déménagement, et nulle part où aller.
Quand tout a été prêt, je suis parti pour la Zone Franche en autobus ; j’ai laissé toutes mes affaires à la Diffusion, pris seulement le pognon et l’ordinateur portable, ça faisait important, un ordinateur portable. J’imaginais que Jean-François ne se souviendrait pas de moi, ou alors que les secrétaires (Marocaines très brunes, jupes courtes, collants noirs, belles jambes, mépris dans le regard et la voix) ne me laisseraient jamais accéder à leur patron, mais non, dix minutes après mon arrivée dans l’entreprise je serrais la main de Jean-François ; il me vouvoyait maintenant, il a dit tiens, voilà monsieur l’ami de la Série Noire, et du coup les femmes en bas noirs et minijupes ont commencé à considérer le jeune plouc qui venait d’arriver comme un être humain ; le patron a disparu très vite, on m’a enfermé dans une pièce minuscule qui jouxtait le bureau du directeur, un Français est apparu, il m’a tendu un livre ; il m’a dit bon voilà, notre métier c’est faire de ces choses des objets informatiques, recopiez-moi deux pages de ce bouquin sur cet ordinateur. J’ai pris l’objet, l’ai posé sur un lutrin, et j’ai recopié pendant que le Français regardait sa montre, un gros chronomètre brillant, au bout des deux pages j’ai dit OK, ça y est, il a répondu pas mal dites donc, vous avez du nerf, laissez-moi jeter un coup d’œil, ma foi c’est drôlement bien, attendez une seconde. Jean-François a réapparu, l’autre l’appelait monsieur Bourrelier, il a dit pour moi c’est bon monsieur Bourrelier, aucun problème, Jean-François m’a regardé en souriant, il a dit je savais que c’était un bon élément, voyez les détails ensemble, Frédéric.
Frédéric a rappelé la secrétaire, elle m’a pris mes papiers, qu’elle a photocopiés ; Frédéric m’a demandé quand je pouvais commencer, j’ai réfléchi une seconde : si Judit arrivait demain à Tanger j’aurais envie de passer du temps avec elle. Lundi prochain ? Ça me va, a répondu Frédéric. Vous êtes payé à la page, 2 000 signes, 50 centimes d’euro. Ça veut dire à peu près 100 euros pour un livre moyen. Ensuite on vous décompte les corrections, à 2 centimes pièce. En recopiant 20 livres par mois, ça vous fait 2 000 euros, plus ou moins, si le travail est bien fait.
J’ai fait un calcul rapide : pour arriver à 20 livres par mois, disons 200 pages par jour, il fallait recopier 25 pages en 60 minutes. Une page toutes les deux minutes, plus ou moins. Ce Frédéric était un optimiste. Ou un esclavagiste, c’est selon.
— Ce ne serait pas plus simple de scanner les livres ?
— Pour certains, non. Ceux dont le papier est un peu transparent, c’est presque impossible, on obtient n’importe quoi. L’OCR n’y comprend rien, et puis il faut démonter le bouquin, remettre en page, corriger, en fin de compte ça revient plus cher.
J’avais l’impression qu’il parlait chinois, mais bon, il devait savoir ce qu’il faisait.
— Est-ce que je peux emporter le travail à domicile ?
— Oui, bien sûr. Mais vous devez travailler ici au moins cinq heures par jour, pour des raisons fiscales.
— C’est d’accord.
La secrétaire m’a fait signer un contrat, le premier de ma vie.
— Bon, eh bien à lundi. Bienvenue chez nous.
— À lundi, oui. Et merci.
— Merci à vous.
Je suis passé saluer Jean-François, il m’a serré la main en me disant à la semaine prochaine, alors.
Et je suis rentré à Tanger. Sur le trajet, la mer brillait.
Demain Judit arrivait. Dans quinze jours j’avais vingt ans. Le monde était un étrange mélange d’incertitude et d’espoir.
Dans le journal, toujours aucune nouvelle des auteurs de l’attentat de Marrakech.
Il était donc près de sept heures quand je suis arrivé dans le quartier ; la nuit tombait. J’avais eu le temps d’arranger un plan. D’abord je voulais mettre certaines choses au clair ; je me sentais plein d’énergie. Je suis retourné voir le bouquiniste.
Je n’en menais pas large en parvenant devant son magasin ; la devanture n’était pas sortie, mais le rideau était levé. J’avais une boule dans la gorge, j’ai rassemblé tout mon courage et j’ai poussé la porte ; après tout je fréquentais cet endroit depuis que j’avais quinze ou seize ans, je n’allais pas laisser le Cheikh Nouredine me le voler.
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