Marc Levy - Le Premier jour
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– Le paysage est grandiose mais ne regarde pas en bas, supplia Keira.
– Je n'en avais pas l'intention.
À cet endroit de l'escalade, je sentis le danger plus présent que jamais. Le vent s'était levé, nous forçant à nous recroqueviller pour ne pas nous laisser entraîner dans le vide. Combien de temps devrions-nous rester ainsi ? Je n'en savais rien, mais si la météo devait se dégrader, nous n'aurions aucune chance de nous en sortir une fois la nuit tombée.
– Tu veux rebrousser chemin ? me demanda Keira.
– Non, pas maintenant, et puis je te connais, tu recommencerais demain et je ne referais pour rien au monde ce que nous venons de parcourir.
– Alors attendons que ça se calme.
Keira et moi étions blottis l'un contre l'autre. Une anfractuosité dans la roche nous offrait un abri précaire. Le vent soufflait en rafales ; au loin, nous pouvions voir les cimes des pins se courber chaque fois qu'une bourrasque venait frapper la montagne.
– Je suis sûre que cette saleté de vent va finir par se calmer, me dit Keira.
Je ne pouvais pas imaginer que nous finirions ici, qu'un quotidien, à Londres comme à Paris, relaterait en quelques lignes la mort de deux touristes imprudents partis en randonnée sur le mont Hua. J'entendais encore la voix de Walter quand il me disait à quel point j'étais maladroit et je ne lui en aurais pas voulu s'il avait réitéré cette critique à cet instant précis. Keira avait des crampes dans les jambes, et la douleur devenait insupportable.
– Je n'en peux plus, il faut que je me relève, dit-elle, et le temps que je réalise ce qui était en train de se passer, son pied glissa. Elle poussa un cri bref et dévissa vers l'abîme. J'ai bondi, je ne sais toujours pas aujourd'hui par quel miracle je n'ai pas perdu l'équilibre. Je l'ai saisie par le col de sa veste, et ai rattrapé son bras de justesse. Elle se balançait dans le vide ; le vent redoublait, nous giflant violemment. Je l'entends encore hurler.
– Adrian, ne me lâche pas !
J'avais beau tenter de la hisser de toutes mes forces, le vent l'entraînait. Elle s'accrochait à la paroi. Allongé sur le rebord, je tirai sur ses vêtements.
– Il faut que tu m'aides un peu, lui criai-je. Pousse avec tes pieds, bon sang !
La manœuvre était périlleuse. Pour avoir une chance de s'en sortir, il fallait qu'elle trouve le courage de lâcher une main et de s'accrocher à moi.
Si le dieu des mondes cachés existe, il avait entendu la prière de Keira. Le vent cessa.
Elle desserra les doigts de sa main droite, se balança dans le vide et réussit à s'agripper à moi. Cette fois, je pus la remonter sur la passerelle.
Il nous fallut une bonne heure pour retrouver un semblant de calme. La peur n'avait pas disparu, mais redescendre maintenant était aussi effrayant que de continuer à grimper. Keira se redressa lentement et m'aida à faire comme elle. En découvrant la falaise qui nous attendait, la peur revint, plus forte encore. Comment avais-je été assez stupide pour ne pas avoir dit oui à Keira tout à l'heure, quand elle m'avait proposé de faire demi-tour ? Fallait-il que je sois complètement inconscient pour nous avoir entraînés dans une aventure aussi folle ? Keira devait penser comme moi, elle leva la tête et évalua la distance qui nous séparait encore du sommet. Le temple qui devait se trouver en haut du pic était encore bien loin. Une échelle métallique grimpait à la verticale. Si les barreaux n'avaient été aussi glissants, si la vallée ne s'étendait pas à deux mille mètres sous nos pieds, ce n'aurait été qu'une simple échelle, composée tout de même de cinq cents barreaux. Notre salut se trouvait à cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes. L'important était de garder son sang-froid. Keira me demanda si je pouvais maintenant lui réciter la liste des choses que j'aimais en elle.
– Ce serait vraiment le moment, me dit-elle. Je ne serais pas contre le fait de me changer les idées.
J'aurais voulu en être capable, la liste était assez longue pour la tenir en haleine jusqu'à ce que nous ayons rejoint ce maudit temple, mais regarder où mes mains s'accrochaient était la seule chose dont j'étais capable. Nous continuâmes d'escalader dans le plus grand silence.
Nous n'étions pas au bout de nos peines. Il nous restait une longue passerelle à franchir, elle ne devait guère faire plus d'un pied de large.
Il était presque 6 heures, le soir approchait et j'indiquai à Keira que si le monastère n'était pas en vue d'ici une demi-heure, nous devrions sérieusement commencer à chercher un abri pour la nuit. Ce que je venais de dire était absurde, nous longions une falaise et il n'y avait aucun abri, ni devant ni derrière.
Keira commençait à mieux apprivoiser son vertige. Ses gestes devenaient plus souples, elle gagnait en agilité. Peut-être réussissait-elle mieux que moi à faire taire sa peur.
Et puis enfin, derrière le versant que nous grimpions, apparut la longue crête qui s'étirait vers l'extrême pointe de la montagne. Un plateau surplombant la vallée d'où surgit, comme dans un rêve, un monastère au toit rouge.
Épuisée, Keira s'agenouilla sur la pente douce à l'ombre des grands pins. L'air était si pur qu'il nous brûlait la gorge.
Le temple était impressionnant. Sa base était taillée dans la roche, sa façade s'élevait sur deux étages et comptait six grandes fenêtres. Un escalier menait jusqu'à l'entrée. Au-devant d'une cour étroite était érigée une pagode dont l'avancée du toit versait aussi un peu d'ombre. Je repensai à la difficulté du chemin qui nous avait permis d'accéder jusque-là et me demandai par quel miracle, l'homme avait pu construire ici un tel édifice. Les bois qui ceinturaient les ouvertures avaient-ils été sculptés sur place avant d'être assemblés ?
– On y est arrivés, dit Keira les yeux pleins de larmes.
– Oui, nous y sommes arrivés.
– Regarde derrière-toi, me dit-elle.
Je me retournai et vit une sculpture en pierre, un étrange dragon coiffé d'une épaisse crinière.
– C'est un lion, dit-elle, un lion solitaire et, sous sa patte... ce globe !
Keira pleurait, je la pris dans mes bras.
– Mais de quoi parles-tu ?
Elle sortit une lettre de sa poche, la déplia et me lut : Le lion dort sur la pierre de la connaissance.
Nous nous sommes rapprochés de la statue. Keira s'était penchée pour mieux l'étudier. Elle examina la sphère sur laquelle le lion posait sa patte, comme un gardien fier.
– Tu vois quelque chose ?
– De fines rainures autour du globe, rien d'autre, mais je dois passer à côté de l'essentiel. La pierre est rongée par l'érosion.
Je regardai le soleil décliner à l'horizon, il était bien trop tard pour envisager de redescendre maintenant. Il nous faudrait passer la nuit ici. Le temple nous abriterait du froid ; mais il était ouvert au vent et je redoutais que nous gelions pendant la nuit. Laissant Keira penchée sur ce globe qui retenait toute son attention, je m'aventurai vers les pins qui se dressaient sur la crête. Je ramassai à leur pied toutes les branches mortes que je pouvais rapporter et quelques pommes qui exhalaient un parfum de résine. De retour dans la cour, je commençai à préparer un feu.
– Je suis trop fatiguée, me dit Keira en me rejoignant. Et puis j'ai froid, ajouta-t-elle en se frottant les mains devant les premières flammes. Et si tu me dis que tu as quelque à chose à manger, je t'épouse !
J'avais conservé précieusement des biscuits secs que le moine avait glissés dans ma poche avant que nous le quittions. J'attendis un peu avant de lui en offrir un.
Nous avions trouvé refuge dans une pièce mieux protégée du vent. Nous étions épuisés par notre périple et il ne nous fallut pas longtemps pour trouver le sommeil.
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