Marc Levy - Le Premier jour
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– Jamais, vous m'entendez, ne me traitez jamais de la sorte ! Âne, vous dites ? C'est vous qui êtes des ânes, apeurés d'approcher la vérité, comme l'étaient les plus obscurs religieux il y a six siècles. Vous êtes aussi indignes qu'eux des responsabilités qui vous sont confiées. Bande d'incapables !
Des voyageurs étonnés par la scène s'étaient arrêtés. Ivory relâcha son étreinte et leur adressa un sourire rassurant. Les passants reprirent leur chemin et le barman retourna à ses occupations. Lorenzo avait promptement desserré le col de sa chemise et inspirait de grandes bouffées d'air.
– La prochaine fois que vous faites une chose pareille, je vous tue ! dit Lorenzo en essayant de refouler une quinte de toux.
– À condition que vous y arriviez, petit prétentieux ! Mais nous nous sommes assez disputés comme cela, ne me manquez plus de respect, voilà tout.
Lorenzo reprit place sur son tabouret et commanda un grand verre d'eau.
– Que font donc nos tourtereaux en ce moment ? reprit Ivory.
– Je vous l'ai déjà dit, ils sont encore à mille lieues de se douter de quoi que ce soit.
– À mille ou à cent lieues ?
– Écoutez-moi, Ivory, si j'étais en charge des opérations, je leur aurais confisqué l'objet en question depuis longtemps, de gré ou de force, et le problème serait réglé. J'imagine d'ailleurs que tôt ou tard cette décision qu'un certain nombre de nos amis préconisent sera prise à l'unanimité.
– Je vous invite à ne jamais voter en ce sens et à user de votre influence pour que les autres en fassent de même.
– Vous n'allez pas aussi me dicter ma conduite.
– Vous redoutiez que mes âneries vous discréditent, qu'en serait-il si la communauté apprenait que nous nous sommes rencontrés ? Bien sûr, vous pourriez le nier, mais à votre avis combien de caméras de surveillance nous ont filmés depuis que nous discutons ? Je suis même certain que notre petite altercation n'est pas passée inaperçue. Je vous l'ai dit, cette abondance de technologies est une vraie saloperie.
– Pourquoi faites-vous cela, Ivory ?
– Parce que, justement, vos amis seraient bien capables de voter à l'unanimité une proposition aussi stupide que celle que vous évoquiez, et il n'est pas question que quiconque lève le petit doigt sur nos deux tourtereaux qui vont peut-être enfin entreprendre ces recherches que vous avez tous eu peur de mener jusque-là.
– C'est précisément ce que nous cherchions à éviter depuis que le premier objet a été découvert.
– Maintenant il y en a un deuxième et ce ne sera pas le dernier. Alors, vous et moi ferons tout notre possible pour permettre à nos protégés d'aboutir. La primauté du savoir, n'est-ce pas ce qui vous anime ?
– C'est celle qui vous anime vous, Ivory, pas moi.
– Allons, Lorenzo, personne n'est dupe, même dans cette assemblée de gens bien respectables.
– Si vos deux tourtereaux, comme vous les appelez, comprenaient la portée de leur découverte et la rendaient publique, réalisez-vous le danger qu'ils feraient courir au monde ?
– De quel monde parlez-vous ? Celui où les dirigeants des nations les plus puissantes ne peuvent plus se réunir sans provoquer d'émeutes ? Celui où les forêts s'effacent pendant que les glaces de l'Arctique fondent comme neige au soleil ? Celui où la majorité des êtres humains crève de faim et de soif alors qu'une minorité vacille au son de la cloche de Wall Street ? Celui, terrorisé par des groupuscules fanatiques qui assassinent au nom de dieux imaginaires ? Quel est celui de ces mondes qui vous fait le plus peur ?
– Vous êtes devenu fou, Ivory !
– Non, je veux savoir. C'est pour cela que vous m'avez tous mis à la retraite. Pour ne pas avoir à vous regarder dans un miroir. Vous pensez être un honnête homme, parce que vous allez à l'église le dimanche, mais aux putes le samedi ?
– Vous croyez être un saint, peut-être ?
– Les saints n'existent pas mon pauvre ami. Seulement, je ne bande plus depuis longtemps, ce qui me protège d'une certaine hypocrisie.
Lorenzo scruta longuement Ivory, il posa son verre sur le comptoir et se leva de son tabouret.
– Vous serez le premier averti de ce que j'apprendrai. Je vous donne un jour d'avance, rien de plus. C'est à prendre ou à laisser. Considérez que cela efface toutes mes dettes envers vous. Ce n'est pas si cher payé, il n'y a pas d'atout au poker.
Lorenzo s'en alla, Ivory jeta un nouveau coup d'œil à la pendule au-dessus du bar ; le vol d'Amsterdam décollait dans quarante-cinq minutes, il n'avait pas de temps à perdre.
*
* *
Vallée de l'Omo
Keira dormait encore, je me levai et sortis de la tente en faisant le moins de bruit possible. Le campement était silencieux. J'avançai jusqu'au bout de la colline. En contrebas, la rivière Omo était enveloppée d'une brume légère. Quelques pêcheurs s'affairaient déjà auprès de leurs pirogues.
– C'est beau, n'est-ce pas ? dit Keira dans mon dos.
– Tu as fait des cauchemars cette nuit, lui dis-je en me retournant. Tu t'agitais dans tous les sens en poussant de petits cris.
– Je ne me souviens de rien. Peut-être ai-je rêvé de notre conversation d'hier soir ?
– Keira, pourrais-tu me conduire jusqu'à l'endroit où ton pendentif a été trouvé ?
– Pourquoi, à quoi cela servirait-il ?
– Besoin de relever une position exacte, j'ai un pressentiment.
– Je n'ai pas encore pris mon thé. Suis-moi, j'ai faim, nous en discuterons devant un petit déjeuner.
De retour dans la tente, j'enfilai une chemise propre et vérifiai dans mon sac que j'avais bien emporté tout le matériel dont j'avais besoin.
Le pendentif de Keira nous avait dévoilé un morceau de ciel qui ne correspondait pas à celui de notre époque. J'avais besoin de connaître l'endroit précis où cet objet avait été abandonné par celui qui s'en était servi le dernier. La voûte étoilée que l'on peut observer par nuit claire change de jour en jour. Le ciel de mars n'est pas le même que celui d'octobre. Une série de calculs me permettrait peut-être de savoir en quelle saison ce ciel vieux de quatre cents millions d'années avait été relevé.
– D'après ce que m'a dit Harry, il l'a découvert sur l'île centrale au milieu du lac Turkana. C'est un ancien volcan éteint. Son limon est fertile et les agriculteurs vont de temps à autre y chercher de quoi nourrir leurs terres. C'est lors d'un voyage avec son père qu'il l'a trouvé.
– Si ton ami est introuvable, son père est-il dans les parages ?
– Harry est un enfant, Adrian, orphelin de ses deux parents.
J'avais dû trahir mon étonnement, car Keira me regarda en hochant la tête.
– Tu n'avais pas imaginé que lui et moi...
– J'avais imaginé que ton Harry était plus vieux que cela, voilà tout.
– Je ne peux te donner plus de précisions sur le lieu de sa découverte.
– Je ne suis pas au mètre près. Tu m'accompagnerais jusque là-bas ?
– Non, sûrement pas ; aller et revenir prendra au moins deux jours et je ne peux pas laisser mon équipe en plan. J'ai des obligations ici.
– Si tu te foulais la cheville, tout s'arrêterait, non ?
– Je me ferais poser une attelle et je continuerais mon travail.
– Personne n'est indispensable.
– Mon boulot m'est indispensable, si tu préfères voir les choses dans ce sens-là. Nous avons un 4 × 4, j'ai retenu la leçon de ma dernière expérience. Je peux te le confier si tu veux, et je devrais bien te trouver au village quelqu'un pour te servir de guide. Si tu pars maintenant, tu atteindras le lac en fin d'après-midi. Ce n'est pas si loin, mais la piste qui y mène est presque impraticable d'un bout à l'autre ; tu devras rouler très lentement. Ensuite il te faudra trouver une embarcation pour rejoindre l'île du centre. Je ne sais pas combien d'heures tu comptes y passer mais si tu ne traînes pas, tu devrais pouvoir être de retour demain soir. Cela te laissera juste le temps de repartir vers Addis-Abeba pour attraper ton avion.
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