Marc Levy - Le Premier jour
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Les Grecs sont d'un naturel accueillant, je n'allais pas faire mentir leur réputation et j'invitai Walter à dîner en ville. Je me souvins que Walter avait sollicité mes conseils. À la terrasse du restaurant, je lui demandai en quoi je pouvais lui être utile.
– Vous vous y connaissez en chiens ? me demanda-t-il.
Et il me raconta l'épisode de sa promenade fugace avec Miss Jenkins quelques semaines plus tôt à Hyde Park.
– Cette rencontre a changé bien des choses, maintenant, chaque fois que nous nous saluons, je lui demande des nouvelles d'Oscar, c'est le nom de son bouvier bernois, et, chaque fois, elle m'assure qu'il va bien ; mais en ce qui nous concerne, nous en sommes au même point.
– Pourquoi ne l'invitez-vous pas à un concert ou à un spectacle de music-hall ? Les théâtres de Covent Garden ne vous laissent que l'embarras du choix.
– Comment une idée aussi judicieuse ne m'est-elle pas venue ?
Walter regarda longuement la mer et soupira.
– Je ne saurai jamais comment m'y prendre !
– Lancez-vous, faites votre invitation, elle en sera très touchée, croyez-moi.
Walter fixa à nouveau la mer et soupira encore.
– Et si elle refuse ?
Tante Elena arriva, elle se planta devant nous, attendant que je fasse les présentations. Walter l'invita à notre table. Elena ne se fit pas prier et s'assit avant même que je me lève pour lui tendre une chaise. Elena avait un humour insoupçonné lorsqu'elle n'était pas en compagnie de maman. Elle prit la parole et ne la rendit plus, racontant presque toute sa vie à Walter. Nous fîmes la fermeture du restaurant. Je raccompagnai mon ami à son hôtel et rentrai sur le dos de mon âne, jusqu'à la maison. Maman veillait sous le patio, nettoyant son argenterie à 1 heure du matin !
Le lendemain, le téléphone sonna vers 16 heures. Ma mère vint me chercher sur la terrasse, elle m'annonça, l'air suspicieux, que mon ami voulait me parler.
Walter me proposait une promenade en fin d'après-midi ; je voulais terminer mon livre et l'invitait à se joindre à nous pour la soirée. Je descendis faire quelques courses au village et m'arrangeai avec Kalibanos pour qu'il passe chercher Walter à son hôtel vers 9 heures et le conduise chez nous. Maman resta silencieuse, se contentant de dresser le couvert et d'inviter ma tante à ce dîner qui avait l'air de la contrarier.
– Qu'est-ce que tu as ? lui demandai-je en l'aidant à mettre la table.
Maman posa les assiettes et croisa les bras, ce qui n'augurait rien de bon.
– Deux ans d'absence pendant lesquels tu n'as presque pas donné de tes nouvelles et la seule personne que tu présentes à ta mère c'est ton Sherlock Holmes ? Quand vas-tu enfin songer à mener une vie normale ?
– Tout dépend de ce que tu entends par normale ?
– J'aimerais avoir pour seul souci que mes petits-enfants n'aillent pas se faire mal sur les rochers.
Ma mère n'avait jamais manifesté une telle envie. Je lui présentai une chaise pour qu'elle s'y asseye et lui préparai un verre d'ouzo, comme elle l'aime, sans eau avec un seul glaçon. Je la regardais tendrement, réfléchissant à deux fois à ce que j'allais lui dire.
– Tu veux des petits-enfants maintenant ? Tu m'as toujours soutenu le contraire, tu me disais que m'avoir élevé te suffisait amplement, tu te défendais d'être l'une de ces femmes qui veulent à tout prix, quand leur progéniture quitte le nid, rejouer la partition en habit de grand-mère.
– Eh bien je suis devenue l'une de ces femmes, il n'y a que les imbéciles qui ne changent jamais d'avis, non ? La vie passe si vite Adrianos, tu as eu tout ton temps pour t'amuser avec tes camarades. Le moment n'est plus de rêver à demain. À ton âge, demain c'est aujourd'hui ; et, au mien, comme tu as pu le constater, aujourd'hui est devenu hier.
– Mais j'ai tout mon temps ! protestai-je.
– On ne vend pas les salades quand elles sont fanées !
– Je ne sais pas ce qui t'inquiète, ni pourquoi tu t'inquiètes, mais je ne doute pas de rencontrer un jour la femme idéale.
– Est-ce que j'ai l'air d'une femme idéale ? Et pourtant ton père et moi avons vécu quarante très belles années ensemble. Ce n'est ni la femme ni l'homme qui doivent être idéaux mais ce qu'ils veulent partager ensemble. Une grande histoire d'amour, c'est la rencontre de deux donneurs. As-tu trouvé cela dans ta vie ?
J'avouai que ce n'était pas le cas. Maman passa sa main sur ma joue et me sourit.
– L'as-tu seulement cherché ?
Elle se leva sans avoir touché à son verre et retourna à la cuisine, me laissant seul sur la terrasse.
*
* *
Vallée de l'Omo
Les matins pâles de la vallée de l'Omo révèlent des paysages de marais et de savane isolés par des hauts plateaux. Toute trace de la tempête avait disparu. Les villageois avaient rebâti ce que le vent avait endommagé. Des singes colobus se balançaient de branche en branche, faisant à peine plier les arbres à leur passage.
Les archéologues dépassèrent un village de la tribu Qwegu, et un peu plus en aval atteignirent enfin celui des Mursis.
Guerriers et enfants jouaient sur la rive.
– Avez-vous déjà vu quelque chose d'aussi beau que les peuples de l'Omo ? demanda Keira à ses compagnons de voyage.
Sur leurs peaux bronze aux reflets rouges, ils avaient dessiné des peintures de maître. Les Mursis réussissent d'instinct ce que certains grands peintres passent leur vie à chercher. Du bout des doigts ou de la pointe d'un roseau effilé, ils saisissent l'ocre rouge, ou tout autre pigment que les terres volcaniques leur offrent pour se parer de couleurs, le vert, le jaune, le gris de la cendre. Une petite fille sortie d'un tableau de Gauguin riait avec un jeune guerrier revisité par Rothko.
Devant tant de splendeur, les collègues de Keira restèrent silencieux, émerveillés.
Si l'humanité a vraiment un berceau, le peuple de l'Omo semblait y vivre encore.
Tous les villageois se mirent à courir à leur rencontre. Au milieu de ceux qui dansaient pour manifester leur joie, Keira ne cherchait qu'un visage, une seule tête. Elle l'aurait reconnu parmi cent autres, même sous un masque d'ocre ou d'argile elle aurait reconnu ses traits, mais Harry n'était pas venu l'accueillir.
*
* *
Hydra
À 9 heures précises, j'entendis les braiments d'un âne sur le petit chemin. Ma mère ouvrit la porte de la maison et accueillit Walter. Son costume semblait avoir souffert.
– Il est tombé trois fois ! soupira Kalibanos, pourtant, je lui avais réservé la plus docile de mes bêtes, dit-il en repartant, vexé de n'avoir su mener sa mission à bien.
– On pourra dire ce que l'on veut, protesta Walter, mais on est loin des chevaux de Sa Majesté. Aucune tenue dans les virages, ni aucune discipline.
– Qu'est-ce qu'il dit ? chuchota Elena.
– Qu'il n'aime pas nos ânes ! répondit ma mère en nous guidant vers la terrasse.
Walter fit mille compliments sur la décoration, il n'avait, jura-t-il, jamais rien vu d'aussi beau. Il s'émerveilla devant le sol en galets. À table, Elena ne cessa de le questionner sur ses fonctions à l'Académie, sur la façon dont nous nous étions connus. J'ignorais jusqu'à ce jour les talents de diplomate de mon collègue. Tout au long du dîner, il complimenta la cuisine qui lui était servie. Au moment des desserts, il interrogea ma mère sur la manière dont elle avait rencontré mon père. Maman est intarissable sur ce sujet. La fraîcheur du soir fit frissonner Elena. Nous quittâmes la terrasse pour nous installer dans le salon, le temps de boire les cafés blancs que maman avait préparés. Je fus surpris de découvrir sur la console près de la fenêtre, le collier de Keira qui avait mystérieusement voyagé du tiroir de ma table de nuit jusqu'ici. Walter suivit mon regard et s'exclama joyeusement :
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