C’est à ce moment qu’arriva M. Kowalski.
Il marchait lentement, d’un pas hésitant. Le silence se faisait sur son passage, tout le monde s’écartait non par déférence, mais parce que cet homme sentait le soufre. Il a été libéré…, lisait-on sur toutes les lèvres. On se regardait, circonspects. Était-il libéré provisoirement ? Personne n’en avait rien su.
À mesure que M. Kowalski approchait de la mairie, les gens qu’il avait dépassés exprimaient leurs pensées à voix basse. Libéré, d’accord, disait-on, mais c’est peut-être faute de preuves… Car enfin, on n’arrête pas tout le monde, on n’arrête que ceux qui ont à voir de près ou de loin avec l’affaire. Pas de fumée sans feu. Kowalski… On dit que sa boutique ne marche pas bien du tout, c’est ce qui l’a obligé à faire ces tournées dans les villages du coin pour joindre les deux bouts.
Le visage de Kowalski, lui, ne traduisait rien de ses affects, c’était toujours long et noueux, avec ces joues creuses, ces sourcils épais…
Il passa près d’Antoine et de sa mère. Mme Courtin lui tourna le dos très ostensiblement. Il arriva devant le gendarme, s’arrêta et écarta légèrement les bras, je suis là, dites-moi ce que vous attendez de moi.
Le gendarme regarda les différents groupes et sentit aussitôt leur énergie négative. Les dos se tournaient, les regards se détournaient, d’autres, plus résolus encore, s’étaient carrément mis en route sans attendre.
— Je vois…, dit le gendarme d’une voix dans laquelle on discernait une pointe de lassitude. Bon, vous venez avec nous.
La foule se mit en route, les conversations reprirent, le sol était déjà jonché des feuilles d’instructions de la Sécurité civile.
Rentré à la maison, Antoine resta longtemps accoudé à la fenêtre de sa chambre à regarder au loin. Quand ils auraient trouvé le corps, ils appelleraient, on apercevrait alors des gyrophares qui monteraient, là-bas, sur la route, dans la direction de Saint-Eustache.
Il ferma enfin la fenêtre et alla dans la salle de bains.
Il vida tout ce qu’il y avait de cachets dans la pharmacie. Mme Courtin, comme la plupart des Français, méritait sa réputation de grande consommatrice de médicaments, il y avait de tout, et en quantité. Cela faisait un gros tas de comprimés.
Antoine, retenant ses nausées, les avala par poignées. Il pleurait abondamment.
Le raz-de-marée né au fond de l’estomac le traversa de bas en haut dans un spasme foudroyant, lui broya les reins et explosa dans sa gorge en le soulevant littéralement du lit. Il plongea la tête vers le sol en laissant échapper un cri guttural montant des tripes, un filet de bile s’allongea pendant qu’asphyxié il cherchait à retrouver l’équilibre.
Il était épuisé, son dos était une torture. À chaque mouvement de houle, son corps entier voulait s’extirper de son enveloppe, se retourner sur lui-même, se liquéfier et s’enfuir.
Cela dura deux bonnes heures.
Sa mère montait régulièrement, changeait la bassine posée sur la carpette, près du lit, lui essuyait la commissure des lèvres, lui tamponnait le front avec un linge froid et redescendait.
Lorsque les spasmes se calmèrent, Antoine se rendormit.
Dans son rêve, Rémi était épuisé, il n’avait plus aucune force lui non plus. Étendu dans la grande bouche noire, il ne tendait plus les bras, juste ses petites mains, dans un ultime effort. La mort venait, elle était là, elle l’avait saisi par les pieds, le tirait à elle, Rémi s’enfonçait, disparaissait…
Antoine !
Quand il s’éveilla, il faisait sombre. Il ne savait pas quelle heure il pouvait être, mais ce n’était sûrement pas la pleine nuit, il entendait le téléviseur en bas. Il prêta attention à la cloche de l’église qui parvenait jusqu’à sa chambre lorsque le vent soufflait dans le bon sens. D’ailleurs, il y avait du vent qui s’engouffrait le long des volets. Il compta six coups, il n’était pas certain du chiffre. Disons entre 5 et 7 heures.
Il regarda sa table de nuit. Il y avait un verre d’eau et une carafe. Un médicament en bouteille qu’il ne connaissait pas.
La sonnerie de la porte d’entrée retentit, la télévision s’éteignit.
Une voix d’homme, on chuchotait.
Puis des pas se firent entendre dans l’escalier et le docteur Dieulafoy apparut, seul, avec sa grosse mallette en cuir qu’il posa près du lit. Il se pencha vers Antoine, mit une seconde sa main sur son front bouillant puis, toujours sans un mot, il ôta son manteau, tira son stéthoscope, rabattit le drap, releva sa veste de pyjama (quand l’avait-il enfilée ? il ne s’en souvenait pas) et procéda silencieusement à l’examen, le regard concentré sur un point imaginaire et flottant.
En bas, la télévision s’était rallumée, mais le son avait été baissé. Le docteur prit le pouls d’Antoine. Puis il rangea son stéthoscope et resta assis, les jambes légèrement écartées, les mains croisées, pensif et prudent.
Le docteur Dieulafoy avait une cinquantaine d’années. Si son père était, de l’avis unanime, un marin breton qui avait beaucoup navigué, l’origine de sa mère faisait l’objet de supputations très variées : domestique vietnamienne, prostituée chinoise, traînée thaïlandaise… Comme on voit, la rumeur ne donnait pas grand-chose de cette femme dont en fait personne ne savait rien.
Le docteur était installé ici depuis près de vingt-cinq ans et personne ne pouvait se flatter de l’avoir jamais vu sourire. Il sillonnait à longueur d’année les routes du canton, recevait ses patients jusqu’à pas d’heure, tout le monde le connaissait, l’avait appelé un jour et l’appelait encore, il avait assisté à des dizaines de mariages, de communions, de baptêmes et enterré une palanquée de vieillards mais personne ne savait rien de lui, pas de femme, pas d’enfant, la fille de l’épicière faisait le ménage de son appartement, il se chargeait lui-même du cabinet. Le dimanche, les fenêtres grandes ouvertes quel que soit le temps, on le voyait, vêtu d’un survêtement hors d’âge, passer l’aspirateur, astiquer, nettoyer, et si un patient profitait de l’occasion pour le solliciter, le docteur Dieulafoy ouvrait sa porte, le faisait entrer, se lavait les mains et procédait à la consultation, la bombe d’encaustique et le chiffon à poussière posés sur un coin du bureau.
Antoine se releva sur ses oreillers. Son estomac mille fois retourné lui faisait un mal de chien, le goût de vomissure dans sa bouche l’écœurait.
Le docteur ne bougeait pas, immergé dans sa réflexion. Son large visage métis parfaitement impassible et son immobilité mettaient Antoine mal à l’aise, mais peu à peu, ce fut comme s’il n’était plus là, qu’il était simplement un meuble nouveau dans la pièce. Antoine se laissa couler dans sa propre réflexion. Ça n’avait pas marché. Il avait voulu mourir et il avait raté son coup. Il allait devoir se justifier, expliquer. Il se souvint tout à coup du départ de la battue, des groupes qui se dirigeaient vers Saint-Eustache… Il n’avait plus à se justifier, il n’aurait qu’à confirmer ce que tout le monde maintenant savait. Le poids de ce qu’il avait à affronter était tel que, accablé d’avance, il ferma les yeux et sombra de nouveau entre ses oreillers.
— Est-ce que tu veux me raconter, Antoine ?
Le docteur avait une voix très douce. Il n’avait pas bougé d’un millimètre.
Antoine n’eut pas la force de répondre à cette question. La mort de Rémi était à la fois très présente et très lointaine, trop de choses différentes se mélangeaient dans son esprit. Où avaient-ils mis le cadavre de Rémi ? Il imagina Bernadette assise à côté de son corps allongé, essayant de réchauffer sa petite main froide dans les siennes…
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