Il entendit sa mère pousser la porte du jardin, il dégringola l’escalier et posa son paquet avec les autres.
Mme Courtin accrochait son manteau.
— Oh, là, là, quelle histoire…
Le retour au bras de Bernadette l’avait retournée. Cette seconde nuit tombée sur l’absence du petit Rémi, cette messe, ce curé qui vous disait de vous préparer à affronter le pire, bon, il ne l’exprimait pas comme ça, mais c’était quand même l’intention, l’arrestation de quelqu’un qu’elle connaissait, tout cela faisait que Blanche Courtin butait sur quelque chose qui dépassait son entendement.
Elle ôtait son chapeau, accrochait son manteau, enfilait ses chaussons en hochant la tête.
— Je te demande un peu…
— Quoi ?
Elle attachait son tablier de cuisine.
— Enlever un petit bonhomme comme ça…
— Oh, arrête, maman… !
Mais Mme Courtin était lancée. Pour comprendre, elle avait besoin de se créer des images :
— Enfin, tu imagines ça, toi, enlever un gamin de six ans… ? Et pour quoi faire, d’abord… ?
Une vision l’assaillit. Elle se mordit le poing. Elle fondit en larmes.
Antoine, pour la première fois depuis des années, eut envie de venir près d’elle, de la prendre dans ses bras, de la rassurer, de lui demander pardon, mais le visage de sa mère, dévasté, lui retournait le cœur, il n’osa pas bouger.
— On va finir par le retrouver mort, ce petit, c’est sûr, mais dans quel état…
Elle avait replié les pans de son tablier de cuisine pour s’essuyer les yeux. Antoine, effondré, quitta la pièce, monta dans sa chambre en courant et se jeta sur son lit. À son tour, il éclata en sanglots.
Il n’entendit pas sa mère arriver. Il sentit seulement sa main qui se posait sur son cou. Il ne la chassa pas. Cet instant était-il celui des aveux ? Antoine, le visage plongé dans son oreiller, le désira plus que jamais, déjà il cherchait ses mots. Mais l’instant de la délivrance n’était pas arrivé.
Mme Courtin disait :
— Mon pauvre grand, ça t’en fait de la peine, à toi aussi, cette histoire… Il était sacrément gentil ce petit, quand même…
Maintenant, elle parlait de Rémi au passé. Elle resta ainsi un long moment à méditer sur cette cruauté, tandis qu’Antoine écoutait les battements du sang dans ses tempes, tellement sourds qu’il en avait mal à la tête.
Pour la première fois, le rituel de fin d’année fut bousculé.
Mme Courtin alluma la télévision, mais ne la regarda pas. Le chapon était aussi volumineux que les années précédentes (il fallait absolument qu’il ressemble à une dinde américaine, énorme, comme dans les dessins animés, on en mangeait toute la semaine), on se mit à table sans se soucier de l’heure.
Antoine n’avala rien. Sa mère mâchonna un morceau de blanc, les yeux sur l’écran. La musique de variété emplit la salle à manger, avec des rires, des exclamations ; des présentateurs resplendissants de bonheur tenaient leur micro comme des boules de glace et hurlaient leurs slogans de circonstance.
Sa mère, l’esprit ailleurs, débarrassa son assiette sans un mot, ce qui ne lui ressemblait pas. Elle apporta la bûche de Noël, le genre de pâtisserie qu’Antoine avait toujours détesté, puis elle dit d’une voix pleine de bonhomie et qui se voulait entraînante :
— Et si on les regardait enfin, ces cadeaux ?
Pour une fois, son père ne s’était pas trompé. Le colis contenait bien la PlayStation qu’il lui avait demandée, mais Antoine n’en éprouva qu’une joie abstraite parce qu’il se sentait seul. Avec qui jouerait-il ? Il ne parvenait pas à imaginer que demain pouvait exister. Quand il serait arrêté, aurait-il le droit de l’emporter avec lui ?
— Tu penseras à appeler ton père, rappela Mme Courtin en ouvrant son propre paquet.
Elle surjouait l’impatience, qu’est-ce que ça peut bien être… Antoine se souvint enfin de ce qu’il avait acheté : un petit chalet en bois dont le toit s’ouvrait et faisait de la musique.
— Quelle merveille ! s’exclamait déjà sa mère. Mais où l’as-tu trouvé, c’est superbe !
Elle remonta le mécanisme et écouta l’air en souriant, fouillant dans sa mémoire. C’était le genre de musique que tout le monde a entendu mille fois sans se soucier de son titre.
— Ah, je connais ça, murmurait Mme Courtin en cherchant le mode d’emploi.
Elle lut :
— Edelweiss (R. Rodgers). Ah oui, peut-être…
Elle se leva, embrassa Antoine qui avait commencé à connecter sa PlayStation. Venant de son père, il fallait bien que quelque chose ne soit pas conforme : il avait souhaité Crash Team Racing et c’était Gran Turismo , la version de l’an passé.
Mme Courtin acheva de débarrasser la table, fit la vaisselle, puis elle revint dans le salon avec le verre de vin qu’elle s’était servi pendant le repas et auquel elle n’avait pas touché. Elle vit Antoine la manette de son jeu en main, mais les yeux dans le vague, il fixait un point obscur quelque part au-delà du mur. Elle ouvrait la bouche pour l’interroger lorsque la sonnerie de la porte retentit.
Antoine sursauta immédiatement, affolé.
Qui cela pouvait-il être, un soir pareil, à une heure pareille… ?
Même Mme Courtin, qui n’était pourtant pas craintive, s’avança dans le couloir avec réticence. Elle bascula l’œilleton, posa son front contre la porte et ouvrit précipitamment.
— Valentine… !
La jeune fille s’excusait.
— C’est ma mère, elle s’est enfermée dans sa chambre, elle n’ouvre à personne, elle ne répond pas… Papa demande si…
— J’arrive !
Mme Courtin fit quelques allers-retours de l’entrée à la cuisine, dégrafant son tablier, cherchant son manteau…
— Mais entre donc, Valentine !
De près, la jeune fille n’avait pas tout à fait la tête qu’Antoine lui avait vue plus tôt dans la soirée, cette sorte de moue condescendante, ce regard dédaigneux. Son rouge à lèvres, d’une teinte très soutenue, faisait ressortir la pâleur de son visage. Ses yeux, soulignés d’un large trait d’un bleu sombre, étaient mouillés. Elle fit un pas vers le salon, regarda Antoine qui se leva. Elle se contenta d’un signe de tête auquel il répondit d’un bref mouvement de main. Il fixait la jeune fille, qui maintenant prenait un air plus détaché, comme si elle était seule, que personne ne la regardait.
Elle portait les mêmes vêtements que plus tôt à la messe, ce jean rouge, ce blouson en Skaï blanc qu’elle ouvrit avec un soupir, comme si elle prenait soudain conscience de la chaleur excessive qui régnait dans la pièce, découvrant un pull en laine mohair rose qui épousait étroitement une poitrine qu’Antoine trouva incroyablement ronde. Il se demandait comment des seins pouvaient être ainsi, il n’en avait jamais vu de comme ça, aussi ronds. On en distinguait même la pointe à travers la laine. Son parfum s’inspirait d’une fleur connue, savoir laquelle…
— Mais, demanda Mme Courtin, son manteau déjà sur le dos, tu n’es pas prêt ?
— Je viens aussi ? demanda Antoine.
— Dame oui, enfin ! Dans les circonstances…
Elle regarda Valentine, gênée.
Antoine ne comprenait pas en quoi « les circonstances » rendaient sa présence indispensable. Disait-elle cela parce qu’il y avait Valentine ?
— Bon, moi je file, tu me rejoins, Antoine, hein ?
La perspective d’entrer chez les voisins, de se trouver face à M. Desmedt, lui ravageait le ventre.
La porte claqua.
Du regard, il chercha une issue.
— C’est quoi ?
Il se retourna vivement. Valentine n’avait pas suivi Mme Courtin, elle était là, devant lui. Elle avait en main la manette de sa PlayStation, les deux poignées dirigées vers le plafond. Elle empoigna l’une d’elles, comme elle aurait fait avec un manche de marteau et en affectant un air de profonde curiosité. Puis sa petite main fine se mit à la palper, à la suivre d’un index tendu comme si elle la découvrait et voulait en mesurer le poli, la texture, mais faisant cela, elle avait rivé son regard dans celui d’Antoine.
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