Antoine abandonna son Transformers et regarda sa mère.
— C’est M. Kowalski.
Cette arrestation avait remué Mme Courtin et son fils. Antoine se reprochait de le penser, mais c’était plus fort que lui : si M. Kowalski était déclaré coupable — il ne se posait pas la question de savoir comment ce serait possible —, ça le gênait moins que si ç’avait été quelqu’un d’autre. Sa mère avait toujours été malheureuse de devoir travailler pour lui, il avait une mauvaise réputation et une sale tête. Les recherches qui n’avaient rien donné, l’étang qu’on avait dragué en vain, maintenant l’arrestation de Frankenstein… Antoine avait commencé à imaginer que ce cauchemar allait peut-être se terminer ainsi, qu’il resterait à l’abri, mais il y avait eu Théo, dont les sous-entendus venimeux pourraient bien mener à lui. Jusqu’où irait-il ? Et s’il en parlait à son père ? Ou aux gendarmes ?
Antoine s’en voulait d’avoir cédé à la colère, de s’être battu avec lui, il aurait dû laisser les choses en l’état, il avait été bête.
— Si je m’attendais…, murmurait Mme Courtin. M. Kowalski…
Elle était visiblement troublée par cette nouvelle.
— Tu ne l’as jamais aimé, dit Antoine, qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Oui, bien sûr ! Mais enfin… C’est pas pareil quand on connaît les gens.
Elle resta un long moment silencieuse. Antoine pensa que sa mère imaginait les implications que cette arrestation aurait dans sa vie, dans son travail peut-être, elle était soucieuse.
— Tu travailleras ailleurs. Tu te plaignais tout le temps, tu n’avais jamais envie d’y aller.
— Ah oui ? Parce que tu crois que ça se trouve comme ça, toi, du travail !
Elle était en colère.
— Va dire ça aux ouvriers qui vont être licenciés par M. Weiser au premier de l’an… !
Cette histoire de licenciement traînait depuis des semaines dans Beauval. Lorsqu’il était interrogé, M. Weiser répondait évasivement. Il ne savait pas encore, ça dépendait de beaucoup de choses, il fallait attendre les comptes du trimestre… Les ouvriers constataient qu’au cours des deux derniers mois, les commandes s’étaient succédé à un rythme élevé, mais c’était ainsi tous les ans à l’approche de Noël. M. Weiser avait dû réembaucher, pour quelques heures par semaine, des ouvriers licenciés trois mois plus tôt, même M. Mouchotte avait repris du service pendant quelques semaines, cela compensait-il la crise de l’automne qui avait vu le carnet de commandes s’effondrer ? Personne n’y comprenait rien.
Antoine se demandait souvent si sa mère avait vraiment besoin de travailler. Elle maudissait M. Kowalski depuis quinze ans, pour gagner combien ? Antoine n’en savait rien au juste, mais ça ne devait pas être grand-chose, étaient-ils si pauvres que cela ? Mme Courtin ne s’était jamais plainte du paiement de la pension par son mari. « Au moins, sur ça, il est correct… », disait-elle parfois sans qu’Antoine comprenne très bien dans quel autre domaine elle avait des reproches à lui faire.
— Bon, c’est pas le tout, dit-elle enfin, maintenant il faut te préparer.
Mais elle dit cela en pensant à autre chose.
Dans l’alternance avec les villes voisines, la messe de Noël avait lieu, cette année-là, à Beauval, programmée à 19 h 30 parce que le curé devait courir sur les routes du département pour en dire plus de six à la suite.
Mme Courtin entretenait avec la religion des rapports prudents et fonctionnels. Elle avait envoyé Antoine au catéchisme par précaution, mais n’avait pas insisté lorsqu’il avait souhaité ne plus s’y rendre. Elle fréquentait l’église quand elle avait besoin de secours. Dieu était un voisin un peu distant qu’on avait plaisir à croiser et à qui on ne rechignait pas de demander un petit service de temps à autre. Elle allait à la messe de Noël comme on visite une vieille tante. Il entrait aussi dans cet usage utilitaire de la religion une large part de conformisme. Mme Courtin était née ici, c’est ici qu’elle avait grandi et vécu, dans une ville étriquée où chacun est observé par celui qu’il observe, dans laquelle l’opinion d’autrui est un poids écrasant. Mme Courtin faisait, en toutes choses, ce qui devait se faire, simplement parce que c’était ce que, autour d’elle, tout le monde faisait. Elle tenait à sa réputation comme elle tenait à sa maison et peut-être même comme elle tenait à sa vie car elle serait sans doute morte d’une faillite de sa respectabilité. La messe de minuit n’était, pour Antoine, qu’une obligation parmi toutes celles auxquelles il sacrifiait toute l’année pour que sa mère reste, à ses propres yeux, une femme fréquentable.
Comme partout, les fidèles n’étaient plus à Beauval aussi nombreux qu’avant. Si, dans l’année, les messes dominicales regroupaient un lot appréciable de pratiquants, c’est parce qu’ils convergeaient à la fois de Marmont, de Montjoue, de Fuzelières, de Varennes, de Beauval.
L’activité religieuse était assez saisonnière. La plupart des fidèles revenaient à la messe lorsque l’agriculture était en difficulté, quand les prix du bovin entraient en récession ou que les usines de la région préparaient des plans de licenciement. L’église proposait une prestation, on se comportait comme des consommateurs. Même les grands événements cycliques comme Noël, Pâques ou l’Assomption n’échappaient pas à cette règle utilitaire. C’était la manière, pour les adhérents, d’acquitter l’abonnement leur permettant, dans l’année, de recourir aux services à la demande. À ce titre, la messe de Noël remportait toujours un beau succès.
Dès 19 heures, de nombreux habitants de Beauval convergèrent vers le centre-ville. Ils auraient pu se féliciter de voir leur église aussi pleine, mais ce plaisir était gâché par le fait qu’il y avait beaucoup de gens qui n’étaient pas d’ici.
Les femmes entraient dans la nef dès leur arrivée ; les hommes, eux, traînaient toujours quelques minutes sur le parvis, on fumait une cigarette, on serrait des mains, on demandait des nouvelles, on croisait des clients qu’on ne voyait plus, des femmes avec qui on avait couché autrefois, quelques camarades, même si, avec le temps, les relations s’étaient distendues.
La disparition du petit Rémi Desmedt avait aussi provoqué un effet de curiosité qui expliquait le succès de l’événement. Tout le monde avait vu le reportage sur Beauval au journal télévisé et ceux qui n’y habitaient pas tentaient, en s’y rendant, d’associer deux images disparates, ce qu’on connaissait de la ville qui n’avait rien de palpitant et l’écho d’un malheur qui, au fil des heures, prenait une dimension tragique.
Trente heures plus tard, la disparition de Rémi devait être considérée comme hautement inquiétante.
Chacun anticipait l’issue.
Quand allait-on le retrouver ? Et que trouverait-on ?
Sur le parvis, on ne parlait que de ça et l’arrestation de M. Kowalski aimantait littéralement les conversations. Mme Mouchotte écarquillait ses grands yeux bleus en écoutant Claudine qui, miraculeusement, s’était trouvée dans la boutique quand les gendarmes étaient arrivés.
— Ça n’a pas duré cinq minutes, je vous jure. Il en menait pas large, le charcutier…
Mme Courtin demanda :
— Mais… qu’est-ce qu’on lui reproche, au juste ?
Une histoire d’alibi. Quelqu’un avait entendu dire que sa camionnette avait été vue près de Beauval, arrêtée en bordure de la forêt.
— Où était-il donc à ce moment-là, cet animal ? demanda quelqu’un.
— C’est pas une preuve, ça ! dit Mme Courtin. Je ne veux pas le défendre, ça, merci bien, mais quand même ! Si on ne peut plus circuler en voiture sans être accusé d’enlever des enfants, alors moi, je…
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