Antoine ne quittait pas sa chambre. Il tentait de se concentrer sur son Tranformers en surveillant le jardin des voisins où il ne se passait plus grand-chose. M. Desmedt était parti sur les routes dès l’aube à la recherche de Rémi, on ne l’avait plus revu.
La mère d’Antoine, elle, revenait régulièrement à la maison avec de nouvelles informations qui contredisaient les précédentes.
En fin de matinée, une voiture de la télévision régionale arriva en ville, une journaliste interrogea les passants ; l’équipe vint filmer la maison des Desmedt et repartit.
Mme Courtin rentra vers midi et annonça qu’un professeur du collège était entendu par les gendarmes depuis le début de la matinée, mais elle était incapable de donner son nom.
Après quoi l’information circula : les plongeurs de la Sécurité civile seraient sur l’étang vers 14 heures.
Mme Courtin alla chez Bernadette pour lui conseiller (et elle n’était pas la seule) de ne pas s’y rendre, mais en pure perte. Vers 13 h 30, ils étaient une douzaine dans le jardin à l’accompagner, qui pour l’aider, qui pour la soutenir. Lorsqu’ils partirent, on aurait juré qu’ils allaient à un enterrement, ça n’était pas un comportement bien confiant.
Antoine vit le groupe s’éloigner. Devait-il s’y rendre lui aussi ? Ce qui le décida, c’est la certitude qu’on ne trouverait rien.
Il y avait foule sur le chemin. De loin, il était difficile de savoir s’il s’agissait d’une procession ou d’un événement touristique.
Mme Antonetti, assise sur le trottoir sur sa chaise cannée, regardait défiler les Beauvalois avec un mépris aveuglant auquel plus personne ne faisait attention depuis longtemps.
Les gendarmes avaient placé des barrières de sécurité empêchant la population d’approcher du bord de l’étang, il fallait laisser travailler les plongeurs. Lorsque Bernadette arriva, soutenue par Mme Courtin et Claudine, le fonctionnaire de service ne sut pas quoi faire. On ne pouvait quand même pas interdire à la mère d’être présente, s’indigna-t-on autour de lui. L’agent était réticent, mais les barrières commençaient à frémir, on entendit quelques cris, une injure fusa, on retrouvait l’état un peu fébrile qui accompagnait cette histoire depuis les premières minutes. Le fonctionnaire préféra s’écarter et se posa alors la question : qui allait-il laisser pénétrer sur la zone pour accompagner Bernadette ?
Heureusement, le capitaine des gendarmes arriva. D’autorité, il prit le bras de Bernadette et la guida lui-même jusqu’à la camionnette, où il lui servit du thé de son Thermos. D’où elle se trouvait, elle ne voyait rien de ce qui se passait sur l’étang, mais elle était là.
Antoine resta loin. Émilie le rejoignit. Elle voulut entamer la conversation, mais elle n’en eut pas le temps, déjà arrivaient Théo, puis Kevin et bientôt tous les autres, les garçons et les filles. Ils avaient tous adopté la mine de leurs parents, les mots de leurs parents. Certains ne connaissaient Rémi que d’assez loin, mais on avait le sentiment qu’il était le petit frère de tous les enfants comme il était déjà le fils de tous les adultes.
— C’est M. Guénot qu’ils ont arrêté, lâcha Théo.
Cette révélation causa un choc. C’était un prof de sciences, un type très gros sur lequel couraient des bruits. Certains l’avaient vu, à Saint-Hilaire, sortir de certains endroits…
Émilie, surprise, se tourna vers Théo.
— Il est pas chez les gendarmes, M. Guénot, on l’a vu ce matin !
Théo fut catégorique :
— Si tu l’as vu ce matin, c’est qu’il avait pas encore été arrêté. Mais moi, je peux t’assurer qu’il est chez les gendarmes et que… bon, je ne peux rien dire de plus.
C’était lassant, cette manière de retenir de l’information dans le seul but de se faire prier, mais il était toujours comme ça, à vouloir faire l’important. On avait besoin de savoir, plusieurs voix insistèrent. Théo fixait ses chaussures, les lèvres serrées comme s’il balançait sur l’attitude à adopter.
— Bon…, dit-il enfin. Mais gardez-le pour vous, hein ?
Il y eut un petit bruissement de promesses. Théo baissa la voix, il devenait à peine audible, il fallait se pencher pour l’entendre :
— Guénot… il est pédé. On dit qu’il a déjà fait des choses avec des élèves… Il y a eu des plaintes, mais ç’a été étouffé. Par le principal du collège, évidemment ! Il paraît qu’il les aime très jeunes, si vous voyez ce que je veux dire. On l’a vu plusieurs fois du côté de chez les Desmedt. On se demande même si le principal, lui aussi…
Le groupe était abasourdi par ces nouvelles.
Antoine, lui, ne comprenait plus très bien ce qui se passait. La veille, les gendarmes avaient eu l’air d’inquiéter M. Desmedt, après quoi ils lui avaient fichu la paix. Ce matin, c’était M. Guénot. Et peut-être le principal du collège. On cherchait du côté de l’étang où Antoine savait qu’on ne trouverait rien. Pour la première fois depuis vingt-quatre heures, il sentit sa poitrine se desserrer légèrement. Le risque s’éloignait-il ? Il ne pouvait pas s’enfuir, mais il ne parvenait pas à se défaire de cette interrogation : et si on ne retrouvait jamais Rémi ?
Toute la journée, cet endroit près de l’étang d’où personne ne pouvait rien voir et qui ne conduisait nulle part fut comme une annexe de Beauval, les informations y arrivaient au terme d’un chemin que personne n’aurait pu reconstituer, elles en repartaient enrichies de commentaires, c’est-à-dire presque entièrement nouvelles.
En milieu d’après-midi, il s’établissait une relation très étroite entre la recherche des hommes-grenouilles là-bas, sur l’étang, et l’arrestation d’un homme sur l’identité duquel, malgré les assurances de Théo, les avis restaient partagés. Dans cette course à la culpabilité, M. Guénot tenait la corde, mais le chauffard faisait bonne figure, celui qui avait renversé le chien de M. Desmedt l’avant-veille. Tué net, disait-on. Le pauvre Roger n’avait plus eu qu’à mettre son chien dans un sac-poubelle, et pensez-vous qu’il se serait arrêté, le type, pour s’excuser, j’t’en fiche ! Et justement, quelqu’un l’avait vue, cette voiture, au sortir de Beauval, une Fiat. Ou une Citroën. Bleu métallisé. Immatriculée 69, tous des chauffards là-bas. Mais était-ce le même jour ? Le chien n’a pas été tué la veille de la disparition du petit ? Mais elle est revenue, qu’on vous dit, la Fiat !
Dans l’ordre des candidats à la culpabilité, on avait bien risqué encore deux ou trois autres noms comme celui de M. Danesi, le patron de la Scierie du Pont, mais l’information n’avait pas beaucoup de crédit, elle venait de Roland, un employé avec qui il s’était battu quelques semaines plus tôt pour une histoire de vol qui n’avait pas été tirée au clair. La rumeur est une sauce fragile, elle prend ou elle ne prend pas. Celle-ci ne prenait pas.
Quant à M. Desmedt, il figurait comme un outsider peu crédible. Bourru, souvent brutal, volontiers bagarreur, il n’était pas apprécié, mais il avait la supériorité indiscutable d’être quelqu’un de Beauval, par définition moins soupçonnable que M. Guénot qui venait de Lyon ou, a fortiori, que le chauffard qui ne venait de nulle part. Personne ne pensait sérieusement qu’il ait pu enlever ou tuer son fils, pourquoi l’aurait-il fait ? D’ailleurs, les gendarmes avaient ratissé tout le secteur du chemin qu’il aurait emprunté avec Rémi pour se rendre à l’usine et ils n’avaient rien trouvé. En fait, même ceux qui n’aimaient pas Roger Desmedt avaient du mal à le soupçonner.
La simple idée que quelqu’un avait pu tuer Rémi, un amour de gosse, connu partout pour sa petite bouille ronde et ses yeux vifs, pétrifiait parfois les conversations, de longs silences s’installaient sur l’image dont personne ne parvenait à se représenter toute l’horreur. Même Antoine n’y parvenait pas, parce qu’au fil de l’après-midi sa propre conscience de l’événement s’était transformée. Il était l’avant-dernière personne à avoir aperçu Rémi vivant. Sur ce fait, les esprits s’échauffaient parfois. Antoine avait-il vu Rémi avant ou après que le petit avait fait un bout de chemin avec son père ? Grave question. C’était une affaire de minutes bien difficile à trancher. Aussi, à de nombreuses reprises, Antoine fut-il contraint de raconter la scène. On s’attroupait autour de lui, on écoutait une énième fois la relation du moment où il sortait de sa maison, on revoyait avec lui le petit Rémi planté près des clapiers démolis par son père, on se figurait les sacs-poubelle dont l’un contenait le corps du chien. Antoine finit par croire lui-même à cette fiction ; lorsqu’il la racontait, il la voyait, il y était, son histoire prenait à ses propres yeux comme à ceux de ses interlocuteurs une densité qui peu à peu approchait la vérité.
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