Théo Weiser, qui s’était fait voler la vedette, restait en retrait. Antoine l’observait du coin de l’œil. Toujours entouré de copains de l’école ou du collège, Théo chuchotait en le regardant de biais…
Sans savoir pourquoi, Théo et lui ne s’étaient jamais aimés. Émilie, Théo et lui formaient une sorte de trio informel et étrange : Antoine était un bon élève qui venait de terminer son premier trimestre de sixième avec d’excellents résultats dans quasiment toutes les matières. Émilie était une élève moyenne, de celles qu’on orienterait en troisième vers la filière à la mode cette année-là. Théo, lui, était un cancre, mais assez astucieux pour n’avoir redoublé qu’une seule fois. Il avait un an de plus que les autres, et il n’était pas dans la même classe qu’Antoine et Émilie. Il était avec Kevin et Paul.
Cette situation, d’être ainsi les seuls de Beauval dans cette sixième, de se connaître depuis toujours, de se voir tous les jours, aurait dû rapprocher Antoine et Émilie, mais il avait beau faire… Sa dernière tentative pour lui proposer de sortir avec elle s’était soldée, sous la cabane de Saint-Eustache, par un échec cinglant. Avec les filles, d’une manière générale, il ne savait pas très bien y faire. Avec Émilie, c’était encore pire. Alors qu’avant toute cette histoire, elle était de tous ses rêves et de tous ses fantasmes…
Les plongeurs s’arrêtèrent un peu avant 17 heures et ce qui restait de population se résolut à revenir vers Beauval.
Antoine pressa le pas pour rejoindre Émilie, qui marchait en compagnie de quelques filles. Il ressentit tout de suite la réticence avec laquelle il était accueilli. On ne le regardait pas franchement, on ne lui adressait pas la parole. Avait-il exagéré en acceptant de raconter maintes fois sa petite histoire ? Lui en voulait-on d’avoir mobilisé tant d’attention ? N’y tenant plus, il prit de force le bras d’Émilie et la contraignit à s’éloigner de quelques pas.
— C’est Théo, finit-elle par dire.
Ça n’avait rien de surprenant.
— Il est jaloux, c’est tout.
— Oh non ! s’écria Émilie. C’est pas ça…
Elle baissait les yeux, mais au fond elle brûlait de dire la vérité à Antoine, qui n’eut pas beaucoup à insister.
— Il dit comme ça que c’est toi qui as vu Rémi en dernier et…
— Et quoi ?
La voix d’Émilie devint grave, fébrile :
— Et que Rémi venait souvent te retrouver dans le bois…
Antoine fut traversé d’un spasme, comme s’il était frigorifié, qu’il avait soudain pris froid.
— Et il dit… qu’au lieu de draguer l’étang on ferait mieux d’aller fouiller du côté de Saint-Eustache…
C’était une catastrophe.
Émilie le fixa longuement, la tête légèrement penchée, cherchant à démêler le vrai du faux. Antoine demeura un moment sous le coup de cette révélation. Ce Théo était vraiment d’une méchanceté rare, d’une jalousie sordide, il ne vint pas à l’esprit d’Antoine que, sans le savoir, Théo exprimait une vérité.
Ce qui emporta sa décision, ce fut le regard d’Émilie, interrogatif.
Il ne prit pas le temps de réfléchir à la situation ni à ses conséquences, il se mit à courir après le groupe. En pleine course, il tendit les deux bras qui frappèrent Théo dans le dos et lui donnèrent une poussée qui le propulsa deux mètres plus loin. Les filles se mirent à crier. Antoine se précipita sur Théo, s’installa à califourchon sur sa poitrine et commença à lui pilonner le visage, les deux poings fermés. Ça faisait des bruits que personne ne connaissait, sourds, organiques… Théo était plus grand et plus fort qu’Antoine, mais l’attaque l’avait pris totalement au dépourvu. Quand il parvint à renverser son adversaire, il avait déjà le visage en sang. Antoine se retrouva couché sur le flanc, il vit Théo s’apprêter à se relever, il fut le plus rapide. Il était debout, il regarda autour de lui, chercha une pierre, trouva un bâton assez large, fit un pas, s’en saisit et, alors que Théo venait vers lui en titubant, Antoine le leva à deux mains et le lui abattit sur le côté droit du visage.
C’était un bâton d’une quarantaine de centimètres de long, assez large, mais totalement pourri.
Il explosa sur le crâne de Théo avec un bruit spongieux. Antoine se retrouva avec, dans les mains, un morceau de bois déchiqueté de la couleur d’un champignon.
Le petit groupe était tellement sidéré par cet épisode que personne ne se soucia du ridicule de la situation. Même si son attaque se terminait de façon piteuse, Antoine venait de donner l’assaut à une autorité qui jusqu’ici n’avait jamais été contestée.
Des adultes arrivèrent pour séparer les belligérants. Les cris, l’empressement, les mouchoirs, on nettoya le sang, c’était heureusement peu de chose, une lèvre fendue.
On reprit bientôt le chemin de Beauval.
Le groupe d’enfants se sépara spontanément en deux. Il y en avait davantage du côté d’Antoine que de Théo.
Antoine se passait nerveusement la main dans les cheveux, décontenancé, dérouté par une troublante similitude… En deux jours, il avait frappé deux fois un garçon d’un coup de bâton. Le premier, celui qui ne le méritait pas, il l’avait tué.
Allait-il devenir un cogneur obtus, aveugle, comme on en voyait dans les cours de récréation ?
Il s’aperçut qu’Émilie marchait à côté de lui. Il n’aurait pas su dire pourquoi, il n’en fut pas rassuré. Cette manie des filles d’aimer les bagarreurs…
Un peu avant 17 heures, la camionnette de la gendarmerie ramena Bernadette Desmedt chez elle. La vision de cette femme tassée par l’angoisse serrait le cœur.
En attendant le retour de sa mère, Antoine alluma le téléviseur et regarda le journal, le reportage sur l’inquiétante disparition du petit Rémi Desmedt. Se succédèrent quelques plans de la ville, d’abord l’église, la mairie. Puis ce fut la rue principale. Dans une tentative de dramatisation de l’événement (un peu pathétique parce que le journaliste n’avait rien à montrer ni à dire), le reportage suivait un itinéraire partant du centre pour s’approcher de la maison du petit Rémi.
Antoine se sentit oppressé de voir ainsi défiler la rue principale, la place, l’épicerie, puis l’école…
La caméra se rapprochait non pas de la maison de l’enfant, mais de la sienne.
Ce qu’elle cherchait, ce n’était pas l’enfant, c’était lui.
Les images montrèrent enfin leur rue, la maison des Mouchotte avec ses volets d’un vert anglais, puis ce fut le jardin des Desmedt. Afin de matérialiser et d’accentuer le vide laissé par l’absence du petit garçon, la caméra fit voir son environnement, s’attardant sur la balançoire pour en souligner l’abandon, sur la porte du jardin qu’il avait dû pousser pour sortir…
Lorsque le plan large engloba un morceau du jardin des Courtin, Antoine attendit que la caméra se centre sur sa maison, qu’elle en balaye la façade, qu’elle le cherche, qu’elle le trouve enfin derrière la fenêtre, s’approche et achève sa course par un gros plan sur son visage : « Et voici le garçon qui a tué Rémi Desmedt et qui a enterré son corps dans le bois de Saint-Eustache, où la gendarmerie va le découvrir demain à la première heure. »
Antoine ne put s’empêcher de faire un pas en arrière, de courir se réfugier dans sa chambre.
Mme Courtin revint enfin de ses courses en ville, qui lui avaient pris trois fois plus de temps qu’à l’accoutumée. Antoine l’entendit fourgonner dans la cuisine puis elle monta le rejoindre. Elle avait le visage tendu.
— C’est pas un professeur du collège qu’ils ont arrêté…
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