Après la colère viennent la lassitude, puis les explications et, enfin, les excuses.
– Maman!
– Igor!
Ils s'étreignent. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer.
– Maintenant, à toi de faire, Michael, dit mon ins tructeur. C'est d'une de tes âmes qu'il s'agit.
J'aspire le fils et la mère à travers ma colonne vertébrale transparente et ils ressortent lumineux par le sommet de mon crâne pour, ensemble, gagner le Paradis.
– Voilà le premier de tes clients prêt à être jugé, me signale Edmond Wells.
– Je dois monter tout de suite assister Igor?
– Non, tu as du temps. Il lui faut d'abord traverser les Sept Ciels et patienter dans la zone du Purgatoire. Des tâches plus urgentes t'attendent. Dépêche-toi, Michael, il y a du nouveau avec tes deux clients encore incarnés sur Terre.
LA CONJURATION DES IMBÉCILES: En 1969, John Kennedy Toole écrit un roman, La Conjuration des imbéciles . Le titre s'inspire d'une phrase de Jonathan Swift: «Quand un génie véritable apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui.»
Swift ne croyait pas si bien dire.
Après avoir vainement cherché un éditeur, à trente-deux ans, écœuré et las, Toole choisit de se suicider. Sa mère découvre le corps de son fils, son manuscrit à ses pieds. Elle le lit, et estime injuste que son fils ne soit pas reconnu.
Elle se rend chez un éditeur et assiège son bureau. Elle en bloque l'entrée de son corps obèse, mangeant sandwich sur sandwich et obligeant l'éditeur à l'enjamber péniblement chaque fois qu'il gagne ou quitte son lieu de travail. Il est convaincu que ce manège ne durera pas longtemps mais Mme Toole tient bon. Face à tant d'opiniâtreté, l'éditeur cède et consent à lire le manuscrit tout en avertissant que, s'il le juge mauvais, il ne le publiera pas.
Il lit. Trouve le texte excellent. Le publie. Et La Conjuration des imbéciles remporte le prix Pulitzer.
L'histoire ne s'arrête pas là. Un an plus tard, l'éditeur publie un nouveau roman signé John Kennedy Toole, La Bible de néon , d'où sera d'ailleurs tiré un film. Un troisième roman paraît encore l'année suivante.
Je me suis demandé comment un homme mort de contrariété parce qu'il ne parvenait pas à faire publier son unique roman pouvait continuer à produire par-delà la tombe. En fait, l'éditeur se reprochait tellement de ne pas avoir découvert John Kennedy Toole de son vivant qu'il avait fait main basse sur les tiroirs de son bureau et publiait tout ce qu'il y trouvait, nouvelles et même rédactions scolaires.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome IV.
Il était temps de rentrer au Paradis.
Jacques, mon Jacques, vient de rencontrer Nathalie Kim, la Nathalie Kim de Raoul! Pure coïncidence. Il n'y a pas que des hasards issus de volontés supérieures, il y a aussi de véritables hasards dus aux aléas de la vie.
Nos œufs en main, Raoul et moi nous empressons de nous installer face à face pour observer la suite des événements. Nos écrans sphériques s'éclairent.
– Ah, ces humains! dit Raoul. Ce qui me navre le plus, c'est leur prétention à faire des couples. Les hommes et les femmes sont pressés de se mettre en couple alors qu'ils ne savent même pas qui ils sont. C'est souvent la peur de la solitude qui les y pousse. Les jeunes qui se marient à vingt ans sont comme des chantiers au premier étage d'un immeuble qui décideraient de s'élever ensemble, convaincus d'être toujours au diapason et que, lorsqu'ils parviendront au toit, des ponts se seront constamment établis entre eux. Or, les chances de réussite sont rarissimes. Voilà pourquoi les divorces se multiplient. À chaque passage, à chaque évolution de conscience, chacun estime avoir besoin d'un partenaire différent. En fait, pour bâtir un couple, il faut être quatre: un homme plus sa part de féminité, une femme plus sa part de virilité. Deux êtres complets ne recherchent plus chez l'autre ce qui leur manque. Ils peuvent s'associer sans fantasmer sur une femme idéale ou un homme idéal puisqu'ils les ont déjà trouvés en eux, déclame mon compagnon de célestitude.
– Tu te prends pour Edmond Wells? plaisanté-je. On commence par déclamer et on finit par écrire des encyclopédies, je te préviens.
– Il se rengorge et fait semblant de ne pas avoir entendu ma remarque.
– Il se passe quoi, chez toi?
– Ils parlent, ils discutent entre eux.
– Il est comment, ton Jacques?
– Pas très frais. Il a un bandage autour de la tête.
J'ai un bandage autour de la tête, mais ça va mieux. Nathalie Kim parle, je l'entends de loin.
– Ce que j'ai ri avec cette scène dans votre livre avec le chat obèse et débile qui passe toutes ses journées à regarder la télévision!… Où allez-vous chercher tout ça!
De l'autre côté du guéridon, je n'arrive pas à détacher mes yeux d'ELLE. Je sens mon cœur qui fait des bonds. Je n'arrive pas à articuler un seul mot. Tant pis, ma tête bandée me servira d'alibi. Je l'écoute. Je la vois. Je la bois. Le temps s'arrête. Il me semble que je la connais déjà.
– J'espérais depuis longtemps vous rencontrer dans un Salon du Livre mais vous n'en fréquentez pas souvent, n'est-ce pas?
– Je… je…
– D'où vous vient cette passion pour le Paradis et l'au-delà? me demande-t-elle tandis que j'inspire et expire l'air de mon mieux.
Nathalie avale pensivement quelques gorgées de thé vert.
– J'ai lu dans une interview que vous utilisiez vos rêves. Alors, je vous signale que vos rêves ressemblent aux miens. Lorsque j'ai lu votre dernier livre, j'ai été frappée que vous ayez décrit le Paradis exactement tel que je me l'imagine: une spirale de lumière avec des zones de différentes couleurs à traverser.
– Je… je…
Elle agite ses longs cheveux noirs en signe de compréhension. J'arrive enfin à parler. Nous parlons longtemps. Nous parlons de nos vies. Elles aussi se ressemblent. Tous les hommes que Nathalie a connus l'ont déçue. Elle a fini par choisir de vivre seule.
Elle me dit avoir l'impression de me connaître depuis toujours. Je lui dis ressentir moi aussi cette impression de retrouvailles après un long voyage. Nous baissons les yeux, gênés d'avoir exprimé si tôt cette commune intuition. Les secondes s'alourdissent. Je vis la scène comme au ralenti. Je lui confie qu'aujourd'hui, le 18 septembre, c'est mon anniversaire. Que je n'aurais pu recevoir plus beau cadeau pour mes vingt-six ans que cette conversation avec elle. Je lui propose de marcher un peu. Mona Lisa III attendra sa pâtée. Je ne vais pas me laisser tyranniser par un chat.
Nous déambulons plusieurs heures.
Elle me parle de son travail. Elle est hypnothéra-peute.
– Soixante-dix pour cent de ma clientèle est composée de patients qui veulent s'arrêter de fumer, me dit-elle.
– Et ça marche?
– Uniquement avec ceux qui avant de venir me voir avaient déjà décidé de s'arrêter de fumer.
Je souris.
– J'aide aussi les dentistes. Il y a des gens qui ne supportent pas les anesthésiques. Je. leur apporte le secours de l'hypnose.
– Vous remplacez l'anesthésique?
– Tout à fait. Autrefois, je programmais les patients de telle sorte que le sang ne coule pas lors de l'arrachage de dents mais, du coup, aucun caillot ne se formait et la mâchoire ne se cicatrisait pas. Maintenant, je leur demande: «Trois gouttes, trois gouttes seulement.» Notre cerveau maîtrise vraiment tout. Il ne s'écoule que trois gouttes de sang, pas une de plus.
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