THIERRY JONQUET - La folle aventure des Bleus…

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La folle aventure des Bleus...suivi de DRH Adrien, fervent supporter de l'équipe de France de football, a tout perdu au lendemain de la Coupe du Monde à Paris. Quatre ans plus tard, il est sur le point de toucher le fond. Heureusement, les Bleus, ses héros, s'envolent pour la Corée à la conquête d'un nouveau titre de champions du monde... Une gare un soir d'orage, un train en retard. Deux DRH, directeurs des « ressources humaines » observent, comme des entomologistes, les voyageurs et les regardent évoluer dans l'univers clos d'un wagon.

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THIERRY JONQUET La folle aventure des Bleus Quatre ans Oui quatre années - фото 1

THIERRY JONQUET

La folle aventure des Bleus…

Quatre ans. Oui, quatre années pleines, quasiment jour pour jour, s’étaient écoulées. Soit mille quatre cent soixante jours. Adrien les avait comptés, patiemment, un à un, dans l’espoir de voir une lueur apparaître, là-bas, tout au bout du tunnel où s’était engouffrée sa vie. En vain. Aucune éclaircie, bien au contraire. Tout allait de pis en pis, c’était la foirade totale, la panade intégrale. Quatre ans, pile-poil. Et pourtant, il tentait de garder le moral. Facile à dire. Dans les premiers temps, ses indemnités de chômage lui avaient tout juste permis de surnager. Son loyer, les hamburgers avalés midi et soir au Quick, les deux paquets de Gitanes achetés tous les matins, une chemise neuve par-ci, une nouvelle paire de chaussures par-là - avec les slips et les chaussettes, il pouvait tricher, ça ne se voit pas trop -, bref, les billets filaient vite. Puis le couperet dénommé «fin de droits» était tombé. Tchac. Effilée, la lame. Elle ne laissait rien dépasser. Adrien l’avait bien entendue siffler, juste derrière ses oreilles. Restait le RMI.

Et comme si ça ne suffisait pas, la dette contractée envers le Gros Serge, qui grevait sacrément son budget. Mille balles par mois, enfin, 150 euros, pas la peine de louvoyer avec les conversions, ça revenait au même. Plus possible de se payer une chambre d’hôtel, dans ces conditions… Là, Adrien avait vraiment déconné. Quand on est dans la débine, on rase les murs, profil bas, les yeux rivés sur ses chaussures. Par pure sagesse. Mais non, Adrien avait vu grand, comme dans les films. Une petite partie de poker pour se remettre en selle? Banco! Il avait craqué, six mois plus tôt. Tout son RMI sur la table, entre les bouteilles de pastis, les cendriers emplis de mégots, les copains qui écarquillaient les yeux, effarés par la mise, et le Gros Serge, sûr de son coup, qui battait les cartes et n’en finissait plus d’aligner les fulls, les brelans, les carrés d’as. Le Gros Serge était très respecté. Il tenait un stand de surplus américains dans les Puces et prélevait sa dîme sur bien des combines qui se tramaient dans le secteur… Adrien avait supplié la chance, coûte que coûte, sollicitant prêt sur prêt au fil de la partie, dans l’espoir de se refaire. Magnanime, le Gros Serge l’avait jouée grand seigneur. Crédit à volonté. Vers 4 heures du mat’, vaincu, effrayé par le montant de sa dette, Adrien avait jeté l’éponge. Dix mille francs à rembourser. A remettre 1 000 par 1 000, le premier jeudi de chaque mois, au comptoir du Soleil de Djerba, un bistrot de la porte de Montreuil où le Gros Serge avait ses habitudes et dans l’arrière-salle duquel s’était déroulée la fatidique partie de cartes. Insolvable, Adrien avait dû se résigner à ce gentlemen agreement. Evidemment, il aurait pu prendre le large, aller tenter la chance sous d’autres cieux, filer droit vers le sud, puisqu’il est communément admis que la misère est moins pénible au soleil, et le Gros Serge, tout caïd qu’il était, aurait pu se brosser pour retrouver sa trace. Mais non, Adrien était resté. La porte de Montreuil, c’était toute sa mémoire. Son biotope. Il y avait toujours vécu et avait fini par s’y agripper, telle la bernique à son anfractuosité de roche. Le Soleil de Djerba, ce troquet sinistre, il l’avait connu depuis son enfance. Il s’était d’abord appelé Chez Nénesse, puis Chez Fanny, puis le Bar des Amis, au gré des différents propriétaires… Tous les matins, il s’y rendait pour avaler un petit noir arrosé de cognac sur le zinc avant de commencer une journée de galère, à courir derrière la moindre pièce. Le week-end, il donnait un coup de main aux commerçants forains qui montaient leurs stands dans les allées des Puces, les aidait à charger et décharger la camelote des camions; ça permettait de voir venir. Le reste de la semaine, c’était plus sombre. Le métro. Adrien montait dans les wagons, au petit bonheur la chance, sur la ligne Pont-de-Sèvres - Montreuil, ou Châtelet - Lilas, et s’adressait aux voyageurs.

«Madame, Mademoiselle, Monsieur, un petit moment de poésie», hurlait-il en torturant ses cordes vocales, pour couvrir le vacarme ambiant.

Et de déclamer «Mignonne, allons voir si la rose, qui ce matin avait éclose…» ou encore, «Vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure…», les voyageurs subissaient, les oreilles meurtries, et finissaient de guerre lasse par mettre la main à la poche. Pour le voir déguerpir au plus vite et ne plus l’entendre vociférer à propos du pont Mirabeau.

Il dormait à droite, à gauche, parfois dans une baraque de chantier dont il forçait la porte, dans le hall d’un immeuble dont un copain lui confiait le numéro de Digicode contre quelques euros, voire sur une grille d’aération du métro quand il n’y avait plus d’autre solution. Le coup de Mignonne-allons-voir-si-la-rose, il l’avait tiré d’un manuel scolaire, abandonné un dimanche soir sur un trottoir des Puces; ça lui avait rappelé de vieux souvenirs, de sa vie d’avant, sa fille aînée à qui on avait donné ce texte à apprendre par cœur durant son année de cinquième. De fil en aiguille, il s’était forgé une petite culture poétique, qui séduisait vaille que vaille certains voyageurs avisés, profs ou instits, condamnés à séjourner dans les wagons de la RATP le temps d’un aller et retour jusqu’au lieu où ils exerçaient leur sacerdoce, ce qui permettait de nouer une vague connivence, de trier parmi le public, au lieu de lui servir un baratin anonyme, comme les collègues, qui n’avaient rien d’autre à dire sinon qu’ils voulaient rester propres, et merci-m’sieurs-dames. Adrien se distinguait ainsi de la meute des traîne-misère en adressant un clin d’œil culturel à une clientèle triée sur le volet.

*

Quatre ans. Pile-poil. Oui, quatre années pleines, quasiment jour pour jour, s’étaient écoulées. Soit mille quatre cent soixante jours d’une lente mais inexorable descente aux enfers. Quatre ans plus tôt, Adrien était encore dans le circuit, boulot, fiche de paie, livret à la Caisse d’épargne, studio, il pouvait même s’offrir une semaine de vacances dans un camping de la baie de Somme, durant la première quinzaine du mois d’août. Ce n’était certes pas Byzance, mais, en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, après coup, ça ressemblait tout de même un petit peu au bonheur, malgré tout. On peut toujours pavoiser, ou au contraire se lamenter, récriminer contre son sort, tout est affaire de dosage, de progression ascendante ou descendante sur une sorte d’échelle de Richter du destin…

Quatre ans. La victoire des Bleus au Stade de France, contre l’équipe du Brésil, en 98. Ah, les buts de Zidane, la liesse dans les gradins - et un et deux, et trois-zéro! - braillés à tue-tête, Adrien en était, avec tous les potes de la porte de Montreuil, et ensuite la fiesta sur les Champs-Elysées, l’allégresse, les canettes de Kronenbourg qui circulaient de mains en mains - et un! et deux! et trois-zéro! Et au retour du week-end du 14-Juillet, patatras, penalty plus que sévère dans la destinée professionnelle d’Adrien, la petite entreprise de métallurgie où il exerçait ses talents de magasinier avait déposé le bilan, à la suite de la décision des actionnaires du groupe dont elle n’était qu’un minuscule appendice sous-traitant. Une poignée de bureaucrates, embusqués dans un hôtel de Seattle ou d’Atlanta et chargés de gérer les fonds de pension des retraités du Minnesota ou de la Caroline du Sud, en avaient décidé ainsi.

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