Elle les rouvrait et prenait conscience de la sottise de son attitude. Elle enrageait: «Qu'il est bête d'avoir douze ans et demi et de plaire à tout le monde sauf à Mathieu Saladin!»
La nuit, dans son lit, elle se racontait des histoires beaucoup plus intenses: Mathieu Saladin et elle étaient enfermés dans un tonneau que l'on jetait dans les chutes du Niagara. Le tonneau explosait sur des rochers et c'était tour à tour elle ou lui qui était blessé ou inanimé et qu'il fallait sauver.
Les deux versions avaient du bon. Quand c'était elle qu'il fallait sauver, elle adorait qu'il plonge pour la rechercher au fond des remous, qu'il l'enlace pour la ramener à la vie puis que, sur la berge, il lui fasse la respiration artificielle; quand c'était lui qui était blessé, elle le sortait de l'eau et se racontait ses plaies dont elle léchait le sang, se réjouissant des nouvelles cicatrices qui allaient le rendre encore plus beau.
Elle finissait par ressentir des frissons de désir qui la rendaient folle.
Elle attendait la rentrée comme une libération. Ce fut une incarcération.
Elle savait qu'à l'école des rats régnerait une discipline de fer. Pourtant, ce qu'elle y découvrit surpassa de loin ses pressentiments les plus délirants.
Plectrude avait toujours été la plus mince de tous les groupements humains dans lesquels elle s'était aventurée. Ici, elle faisait partie des «normales». Celles qu'on qualifiait de minces eussent été appelées squelettiques en dehors du pensionnat. Quant à celles qui, dans le monde extérieur, eussent été trouvées de proportions ordinaires, elles étaient en ces murs traitées de «grosses vaches».
Le premier jour fut digne d'une boucherie. Une espèce de maigre et vieille charcutière vint passer en revue les élèves comme si elles avaient été des morceaux de viande. Elle les sépara en trois catégories à qui elle tint ces discours:
– Les minces, c'est bien, continuez comme ça. Les normales, ça va, mais je vous ai à l'œil. Les grosses vaches, soit vous maigrissez, soit vous partez: il n'y a pas de place ici pour les truies.
Ces aimables hurlements furent salués par l'hilarité des «minces»: on eût dit des cadavres qui rigolaient. «Elles sont monstrueuses», pensa Plectrude.
Une «grosse vache», qui était une jolie fillette d'un gabarit parfaitement normal, éclata en sanglots. La vieille vint l'engueuler en ces termes:
– Pas de sensibleries ici! Si tu veux continuer à t'empiffrer de sucres d'orge dans les jupes de ta maman, personne ne te retient!
Ensuite, on mesura et pesa les jeunes morceaux de viande. Plectrude, qui aurait treize ans un mois plus tard, mesurait un mètre cinquante-cinq et pesait quarante kilos, ce qui était peu, surtout compte tenu du fait qu'elle était tout en muscles, comme une danseuse qui se respecte; on ne lui en signifia pas moins que c'était un «maximum à ne pas dépasser».
A toutes ces fillettes, ce premier jour à l'école des rats donna l'impression d'une éviction brutale de l'enfance: la veille, leurs corps étaient encore des plantes aimées que l'on arrosait et chérissait et dont la croissance était espérée comme un merveilleux phénomène naturel, garant des beaux lendemains, leurs familles étaient des jardins de terre grasse où la vie était lente et douillette. Et là, du jour au lendemain, on les arrachait à ce terreau humide et elles se retrouvaient dans un monde sec, où un œil âpre de spécialiste extrême-oriental décrétait que telle tige devait être allongée, que telle racine devait être affinée, et qu'elles le seraient, de gré ou de force, car, depuis le temps, on avait des techniques pour cela.
Ici, pas de tendresse dans les yeux des adultes: rien qu'un scalpel guettant les dernières pulpes de l'enfance. Les petites venaient d'effectuer un voyage instantané dans les siècles et dans l'espace: elles étaient passées en quelques secondes de la fin du II emillénaire en France à la Chine médiévale.
C'était peu dire qu'en ces murs régnait une discipline de fer. L'entraînement commençait tôt le matin et se terminait tard le soir, avec d'insignifiantes interruptions pour un repas qui ne méritait pas ce nom et pour une plage d'études pendant laquelle les élèves savouraient si profondément le repos du corps qu'elles en oubliaient l'effort intellectuel requis.
A ce régime-là, toutes les filles maigrirent, y compris celles qui étaient déjà trop maigres. Ces dernières, loin de s'en inquiéter comme l'eussent fait des personnes de bon sens, s'en réjouirent. On n'était jamais trop squelettique.
Contrairement à ce que le premier jour avait laissé supposer, le poids n'était pourtant pas la principale préoccupation. Les corps étaient tellement exténués par les heures interminables d'exercices que l'obsession était simplement de s'asseoir. Les moments où l'on n'employait pas ses muscles étaient vécus comme des miracles.
Dès le lever, Plectrude attendait le coucher. L'instant où l'on confiait au lit sa carcasse douloureuse de fatigue pour l'y abandonner pendant la nuit était si voluptueux qu'on ne parvenait pas à penser à autre chose. C'était la seule détente des fillettes; les repas, à l'opposé, étaient des moments d'angoisse. Les professeurs avaient tant diabolisé la nourriture qu'elle en paraissait alléchante, si médiocre fut-elle. Les enfants l'appréhendaient avec terreur, dégoûtées du désir qu'elle suscitait. Une bouchée avalée était une bouchée de trop.
Très vite, Plectrude se posa des questions. Elle était venue dans cet établissement pour y devenir une danseuse, pas pour y perdre le goût de vivre au point de ne pas avoir d'idéal plus élevé que le sommeil. Ici, elle travaillait la danse du matin au soir, sans avoir le sentiment de danser: elle était comme un écrivain forcé de ne pas écrire et d'étudier la grammaire sans discontinuer. Certes, la grammaire est essentielle, mais seulement en vue de l'écriture: privée de son but, elle est un code stérile. Plectrude ne s'était jamais sentie aussi peu danseuse que depuis son arrivée à l'école des rats. Dans le cours de ballet qu'elle avait fréquenté les années précédentes, il y avait place pour de petites chorégraphies. Ici, on faisait des exercices, point final. La barre finissait par évoquer les galères.
Cette perplexité semblait partagée par beaucoup d'élèves. Aucune n'en parlait et, cependant, on sentait le découragement se répandre parmi les enfants.
Il y eut des abandons. Ils semblaient avoir été espérés par les autorités. Ces défections en entraînaient d'autres. Ce dégraissage spontané enchantait les maîtres et meurtrissait Plectrude, pour qui chaque départ équivalait à un décès.
Ce qui devait arriver arriva: elle fut tentée de partir. Ce qui l'en empêcha fut la sourde impression que sa mère le lui reprocherait et que même ses excellentes explications ne serviraient à rien.
Sans doute les chefs de l'école attendaient-ils l'abandon d'une liste déterminée de personnes car, du jour au lendemain, leur attitude changea. Les élèves furent convoquées dans une salle plus grande que d'habitude, où on leur tint d'abord ce langage:
– Vous avez dû observer, ces derniers temps, de nombreux départs. Nous n'irons pas jusqu'à dire que nous les avons délibérément provoqués, nous n'aurons cependant pas l'hypocrisie de les regretter.
Il y eut un silence, sans doute dans le seul but de mettre les enfants mal à l'aise.
– Celles qui sont parties ont prouvé qu'elles n'avaient pas vraiment envie de danser; plus exactement, elles ont montré qu'elles n'avaient pas la patience nécessaire à une danseuse véritable. Savez-vous ce que certaines de ces péronnelles ont déclaré, en annonçant leur défection? Qu'elles étaient venues pour danser et qu'ici, on ne dansait pas. Qu'est-ce qu'elles s'imaginaient, celles-là? Qu'après-demain, elles nous interpréteraient Le Lac des cygnes ?
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