Un soir qu'il n'a rien à faire, p'tit Louis prend une bombe de peinture et tague le snack-bar. Sur la porte vitrée, il marque: "Retourne laba!" Laba, en attaché et sans s à la fin. Et, sur la photo d'un hamburger, il ajoute: "Imonde", en oubliant un m car il n'a pas fait beaucoup d'études.
Ça le soulage. Il a l'impression que la force magnétique des Nike a fortement diminué. Les jours suivants confirment ce progrès. Certes, elles l'attirent encore vers la place Jean-Moulin, et s'il ne fait pas attention, il se retrouve sur la mauvaise pente. Mais il lui suffit maintenant d'un tout petit effort de volonté pour éviter de sombrer. S'il prend la peine de se concentrer, il peut même se permettre de venir parader en face du snack-bar sans y entrer pour autant. Il fait deux tours, na-na-nère, et il s'en va manger une sardine-huile et une salade verte au bistrot d'en face.
À cet instant, son combat est pour ainsi dire gagné, même s'il y a ce résidu de maléfice. Il a fait l'essentiel du travail. Seulement sa copine, elle, ne veut pas prendre de risques. Pendant que son homme flâne à un entretien d'embauché, elle brûle les Nike et enterre les restes au fond du jardin.
En rentrant, p'tit Louis est un peu déçu car il voulait sortir de l'aventure la tête haute, et non par un subterfuge. Pendant plusieurs jours, il est cassant, on se demande même s'il ne va pas rechuter dans l'apathie branleuse. Heureusement il a trouvé du travail chez un agent d'assurances, quelque part vers La Normande. C'est paradoxal, voyez-vous, mais ce sont les Nike qui lui ont permis de se dépasser, ou plutôt son combat contre elles. Une morale à méditer pour nous tous.»
Le récit terminé, oncle Guillaume s'étira, puis il se tourna vers nous.
«Et maintenant, les enfants, c'est l'heure d'aller dormir.
– Tu nous en raconteras encore, dis, onc' Guillaume?
– C'est promis, les enfants, si vous filez tout de suite. Et rappelez-vous, immonde s'écrit avec deux quoi?… C'est important, l'orthographe.»
Cette nuit-là, je ne pus fermer l'œil. Les vents battaient contre les volets. J'avais beau savoir que les Nike maudites avaient été brûlées, je m'imaginais que l'esprit maléfique en avait échappé et qu'il errait maintenant sur notre île à la recherche de sportives complaisantes où il pourrait se loger. Quand j'eus enfin trouvé le sommeil, je vis une femme à demi nue qui me parlait à travers les flammes.
«Jeanne! criai-je.
– Ils ne perdent rien pour attendre», me sourit-elle.
Le feu tétait ses habits et dévoilait ses voluptés. Je n'eus pas le temps de la posséder. Son visage se consuma en un instant et je sombrai dans le néant.
La paume coincée dans le menton, la moustache hirsute, oncle Guillaume nous attendait.
«Alors ce contrôle? Les doigts dans le nez?»
On était un peu confus.
«Eh, charriez pas, les enfants, c'est important les mathématiques. Tenez, à ce propos, j'ai une histoire à vous raconter, si vous avez le temps.»
Pour sûr, qu'on l'avait! Le patron, tout sourire, nous apporta des grenadines et l'on se serra sur la banquette.
«Connaissez-vous monsieur Jussac?… Je vois que non. Vous devriez, pourtant. Il est connu, enfin, dans son milieu. Il dirigeait une entreprise de plaques de béton. Il employait dix salariés, des Marocains pour la plupart, et une secrétaire qu'il payait le moins possible, mais c'était de bonne guerre, vous le verrez tout à l'heure. Le béton de Jussac SARL est reconnu comme un des meilleurs, et je ne crois pas me tromper en disant que chaque maison ou presque, surtout au centre de notre île, contient au moins une de ces fameuses plaques.
Un jour, monsieur Jussac doit prendre l'avion pour aller négocier un gros contrat, à Damas ou Khartoum, peu importe. Comme il attend son tour à l'enregistrement, il s'aperçoit que le passager précédent a oublié ses lunettes, de fines lunettes en métal bleuté, là, au guichet. Il n'en a jamais vu des comme ça, tout en reflets dorés, on dirait des étoiles filantes à la veille de Noël, et qui ont l'air de peser rien du tout, légères comme un pet.
"C'est à vous les lunettes? demande l'employée au sol.
– Euh", hésite Jussac.
Bref, quand il finit l'enregistrement, il repart du guichet en les emportant délicatement dans la paume. "À qui peuvent-elles appartenir? s'interroge-t-il. Et quel est cet étrange alliage?"
Ce qui l'intéresse, en tant qu'ingénieur, c'est la souplesse incroyable de l'armature et la pureté des verres, à peine visibles, encore faut-il les regarder de biais, sous un fort éclairage rasant, alors seulement on aperçoit une trace, infime, comme une larme tombée dans un ruisseau. Sur le côté gauche, il repère une inscription. Robert Smith, Tucson, AZ. Alors il comprend qu'elles viennent de là-bas. »
Nous retînmes notre souffle. Mon père s'arrêta de manger et fixa oncle Guillaume. On voyait des volutes de vapeur s'échapper de ses lentilles aux lardons.
«Crénom, elles sont bonnes, ces lentilles, poursuivit oncle Guillaume en plongeant sa fourchette dans un énorme plat spécialement servi pour lui. On voit que c'est plein de vitamines, de la bonne lentille bien de chez nous, mais il faut la prendre au marché de Bas-Gonesse, pas au Huït-à-huit, c'est ce que je dis toujours.»
Il se mit à mâcher lentement.
« Raconte la suite!» ne put se retenir mon père.
Oncle Guillaume parut préoccupé.
«Quelle suite?» fit-il, l'air innocent.
On était au comble de la mauvaise foi, mais c'était comme ça qu'on l'aimait, notre oncle Guillaume. Sa moustache souriait malicieusement et un monde merveilleux se déployait devant moi, m'enveloppait et me berçait. J'éprouvais un amour quasi filial pour ces poils drus, tendrement délavés par le temps, où disparaissaient comme par magie les fournées de lentilles.
Enfin rassasié de notre impatience, oncle Guillaume daigna poursuivre.
«Jussac a devant lui une heure d'attente car son vol est retardé. Il rôde dans l'aéroport, il tue le temps dans un Relais H en matant distraitement les filles en couverture des magazines féminins, quand lui vient l'idée d'essayer les lunettes. Il a l'impression qu'elles devraient lui aller.
"Je prends le Figaro, dit Jussac revêtu de ses nouvelles lunettes. Et… Avez-vous quelque chose sur le bâtiment? Le Moniteur, peut-être?"
Il lève les yeux.
"Le hors-série Béton français est épuisé", lui répond le jeune vendeur à 12 670 € net.
Au milieu du front, il y a un chiffre noir.
Jussac ne comprend pas. Il enlève ses lunettes, le chiffre disparaît. Il les remet, le chiffre revient, clair et précis, 12670 € net.
"Qu'est-ce qu'il y a, fait le vendeur. J'ai une tâche?"
Jussac est perplexe. Il se demande ce que cela veut dire. Dans la queue derrière lui, on s'impatiente. Un monsieur à 34765 € net, fort de son costume bleu ciel, bouscule Jussac et tend sa monnaie. Une jeune fille sportive à 15660 € net attend avec son Biba à la main. Un gamin à 240 € net tente maladroitement de voler un Geo.»
On échangea un regard consterné, Wolf et moi. Il nous arrivait de voler des journaux, mais c'était principalement des Playboy.
«Jussac sort du Relais H, en se demandant ce que cela veut dire. Tous ceux qu'il croise portent un chiffre en euros net gravé sur front. Parfois, surtout avec les enfants, mais aussi avec quelques femmes, c'est le zéro. "Et moi? se demande-t-il au bout d'un certain temps. Quel chiffre invisible à l'œil nu se cache sur mon front?"
Il va aux toilettes, et là, dans un miroir, il découvre une somme rondelette, 76999 € net, une somme qui lui rappelle vaguement quelque chose.
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