"Ah, monsieur est revenu, lui dit la serveuse. Ce sera un menu Best-Seller, comme la dernière fois?
– Te réjouis pas trop vite, face de béton, répond p'tit Louis. J'ne mange ton bœuf à la dioxine ki contraint et forcé."
Assis derrière une plante verte sans personnalité, comme ils en ont dans ce genre d'endroits sordides, p'tit Louis réfléchit à ce qui lui est arrivé depuis son malheureux achat, et il comprend. Les Nike de calamité le poussent vers des modes de consommation dont il ne veut pas, des plans pas nets, venus de là-bas, dont le restau rapide est la partie émergée.»
La dernière phrase fut à peine audible, comme arrachée des lèvres d'oncle Guillaume. Il nous faisait partager un grand secret. Un frisson de peur nous fit baisser les yeux. Le bonheur de l'instant présent devint palpable. Ah que l'on était bien, dans ce troquet chauffé par nos haleines, avec tous nos parents et amis, de la liqueur au fond des verres (de la grenadine tiède pour les enfants), ce bon oncle Guillaume à l'épaisse moustache grise où l’on avait envie de s'enfouir comme dans un Clemenceau, alors que dehors, dans le noir et le froid, de mauvais esprits soufflaient sur notre île enchantée.
On resta silencieux un moment.
Wolf me chuchota du coude:
«Dis-moi, Jean-Ramsès, si Tintin se battait contre Astérix dans une bataille genre tous les coups sont permis, ce serait qui le gagnant?
– Arrête avec tes sondages puérils.
– Ouais mais quand même, Jean-Ramsès. T'as bien une opinion. »
Je n'en savais fichtre rien. Un jour, je me disais Tintin, le lendemain Astérix. Aujourd'hui, quand j'y repense, je m'interroge encore, non sans un certain plaisir régressif, sur les conséquences d'un tel affrontement. Je fais le voyage mental vers la Voie lactée de mon enfance, bercée qu'elle a été de contes formidables, je me mets à rêver de ce temps de l'insouciance où les problèmes de l'univers se résumaient à cette confrontation insensée, fratricide. Tintin contre Astérix!
«Les mômes, si vous n'écoutez pas, vous sortez!»
Le patron tapa sur le zinc. Les adultes nous regardaient avec réprobation.
Le bavardage réprimé, oncle Guillaume poursuivit.
« Un soir, p'tit Louis se décide à jeter ces Nike pratiquement neuves à deux cents euros la paire. Au dernier moment, sa lucidité l'en empêche. Et si des enfants innocents les trouvent?… Les affreuses sportives ne feraient qu'une bouchée de leurs consciences à peine ébauchées. Ce ne seraient pas uniquement les jambes qui risqueraient de désobéir mais l'ensemble de l'organisme. On obtiendrait des petits soldats à la solde de Nike, lobotomatés par la puissance obscure…
Surtout, p'tit Louis se croit suffisamment fort pour tenter de combattre la malédiction. Les jours suivants, il fait exprès d'enfiler les sportives dès le plus tôt matin, et pour avoir davantage de temps à consacrer au combat, il se lève désormais avec le chant du coq. Après un petit-déjeuner copieux, il part faire du footing. Il va où bon lui semble, car les restaurants chez nous n'ouvrent qu'à dix heures, pas avant. Quand on approche de l'heure fatidique, p'tit Louis s'éloigne le plus possible de la place Jean-Moulin, mais pas trop, d'une part pour ne pas tomber sous l'emprise d'un hamburger voisin (on sait que cette mauvaise herbe a quadrillé nos villes), d'autre part pour tester sa résistance à l'attraction diabolique.
Les jours où il se sent trop vulnérable pour résister aux chaussures, il se réfugie à la cinémathèque, mais là aussi il a des surprises. Les Nike le tirent vers une salle où l'on passe une grosse production de là-bas dégoulinante d'effets spéciaux: or massif en toc, comme ils en ont le secret.
"Monsieur rêve d'Hollywood, jacassent les ouvreuses.
– Et ta sœur, répond p'tit Louis. Si tu crois ki je ne vois pas l'action subliminale de tes cochonneries qui veut m'faire acheter des lessives capitalistes!"
Car p'tit Louis, tout looser qu'il est, a toujours eu une conscience aiguisée, un sixième sens si vous préférez, et il arrivait à percevoir les messages secrets contenus dans ce genre de films.
Au cours de la semaine qui suit, p'tit Louis parvient à éviter le malheur deux fois sur sept, le mercredi et le dimanche. C'est un bon début, mais il y a de la marge. La semaine suivante, le temps est mauvais, et p'tit Louis constate que la pluie a tendance à amoindrir les pouvoirs des sportives. Alors il saute exprès dans les flaques, il patauge dans la boue, il leur abîme le moral tant qu'il peut à force de salissures. Résultat, trois snack-bars seulement. La semaine suivante, rechute: quatre snack-bars. Mais il ne lâche pas prise car il n'est pas question de se coucher devant les forces occultes venues de là-bas, c'est une question de dignité. Semaine après semaine, il s'impose cette nouvelle hygiène de vie, faite de sport et de combat intérieur…»
Soudain une voix nasillarde, venue d'un coin sombre:
«Je n'y crois pas une seconde.»
Tout le monde se figea. Oncle Guillaume leva lentement ses yeux burinés sur l'intrus qui s'était permis une telle profanation. On aurait dit qu'il ajustait un canon. C'était l'oncle Abe – qui d'autre? -, une vague relation de la famille de mon père, un habitué des provocations de ce genre. Celle-ci ne nous faisait pas rire, mais alors pas rire du tout.
«Comment ça J'y crois pas? », gronda oncle Guillaume, et sa moustache frémit.
Oncle Abe ne se démonta pas.
«Votre Louis aurait inventé cette histoire grotesque pour expliquer à sa copine pourquoi il était tout le temps fourré au snack-bar au lieu de chercher du travail. Et quelque chose me dit qu'il y a de la serveuse là-dessous.»
On crut que le bistrot allait exploser. Oncle Guillaume se dressa de tout son poids et abattit ses gentilles paluches sur le zinc.
«Quoi? Tu m'accuses, fumier, d'avoir… Je vais t'apprendre la…»
Il manquait d'air.
Discrètement, je me penchai sous la table pour examiner les chaussures d'oncle Abe. Il m'était venu à l'idée que c'était des Nike. (Plus tard, je vous raconterai comment on en trouva effectivement dans son armoire à vêtements, mais c'est une autre histoire.)
Tant bien que mal, le patron fit dégager l'oncle Abe, puis nous nous appliquâmes à consoler notre vaillant moustachu de l'offense qui lui avait été faite. Le patron déboucha sa meilleure pêche et la femme du patron vint la servir en personne. Quand tout le monde se fut rincé l'oeil (il est de notoriété publique que les filles de notre île sont les plus belles du monde), mon père entonna un chant du pays, bientôt repris par tous. Wolf, qui ne connaissait pas les paroles, chantait «trala-la-la» et trois mots du refrain avec un enthousiasme assez niais.
«Allez, onc' Guillaume, venez chanter avec nous.»
D'abord réticent, oncle Guillaume finit par plisser légèrement ses yeux dans ce qui pouvait passer pour un demi-sourire noyé au fond de sa moustache grise. On l'entendit marmonner « quel salopiaud tout de même» et «y manque pas de bassesse», puis il se joignit à nous, de sa voix basse rongée par le tabac.
Après la chanson, il nous regardait à nouveau avec bienveillance. Il fit signe de le rejoindre autour d'un bon verre.
«On ne va pas laisser un imbécile nous casser l'ambiance, hein. Cette histoire mérite qu'on la raconte jusqu'au bout. »
Il s'arrêta une seconde, le temps de lever le coude, puis continua:
«P'tit Louis se bat. Les Nike résistent. P'tit Louis met du cœur à ses jambes. Les Nike freinent des quatre fers. Une semaine c'est p'tit Louis, la semaine suivante c'est Nike. Nike – p'tit Louis. P'tit Louis – Nike. Au fil des épreuves, son visage se durcit. Les muscles des mollets ont gonflé. Ses amis ne le reconnaissent plus. Ils s'étaient habitués à un mollasson, ils découvrent un type à l'allure fière. C'est bête à dire mais il a un but dans la vie.
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