– Alors un huissier? insistait l'ingénu. On constate les dégâts et on leur colle un procès sur le dos.
Ulis a soupiré.
– Ah, les enfants, vous êtes encore jeunes… Vous ne voyez que le court terme. Les apparences vous suffisent… Si l’on fait ce que suggère
notre camarade, on aura effectivement un joli papier que l'on pourra ranger dans notre valise, avec une convocation devant un juge pour dans six mois. Là on gagne – je prends l'hypothèse optimiste. Ils font appel. Encore six mois qui s'envolent. Au bout du compte, on aurait une condamnation dans un an, au mieux. Une année sans locaux, à sacrifier nos forces pour préparer la procédure, au lieu de remplir notre devoir de protection de la nature. Alors je vous demande, est-ce compatible avec notre but suprême dans la vie?
Il a fait mine d'attendre une réponse.
– Non, évidemment, a-t-il poursuivi. Vous semblez oublier que ce sont des durs. Ils n'ont aucun principe. Leur mauvaise foi est un Veau d'or. Ils nous englueront avec l'histoire des
voitures, ils amèneront Machepot à témoigner contre nous, ils feront du bruit et remueront ciel et terre pour nous accabler. Vous verrez la boue qu'ils sont capables de charrier s'ils se mettent à interroger nos relations d'affaires.
À ces paroles, je me suis rappelé la nuit où le handicapé m'avait vu lancer du gravier. “Ce mollusque-là pourrait témoigner contre moi”, me suis-je affolé. J'ai regretté mes pensées aussitôt, surtout le mot “mollusque”, car il n'est pas sympathique de parler d'un handicapé en ces termes. Pour me faire passer l'envie de recommencer, je me suis mordu la langue, cependant cette douleur n'a pas été d'un grand secours: je ne ressentais qu'aversion pour cet homme à la locomotricité réduite.
– Ça va, Julien? Tu te sens mal?
J'ai jappé que non, aucune importance.
– Il faut qu'on règle la guerre entre nous, a conclu Ulis, d'organisation non gouvernementale à organisation non gouvernementale. A-t-on envie que les gendarmes ou une quelconque autorité, émanation d'un gouvernement, mette son nez dans nos factures, dossiers, ou plans d'action dont de nombreux chapitres visent précisément à les contrarier? Je ne crois pas. D'ailleurs, les vaccins ont fait le même raisonnement… Celsa,
continue à ma place, je te prie…
Il paraissait fatigué, ce long discours avait épuisé ses batteries. Il a fermé les yeux. La position du lotus lui est venue spontanément, et l'instant suivant il n'était déjà plus parmi nous.
– La meilleure chose que nous puissions faire, a dit Celsa en baissant la voix pour ne pas perturber les fluides du grand homme, c'est de serrer les dents malgré les circonstances. Dites-vous que le proprio est plus à plaindre que nous. Quand nous aurons rendu aux vaccins la monnaie de leur pièce, en les expulsant et en leur imposant la paix, on lui adressera une plainte pour mauvais entretien de la plomberie, et on le fera danser, le capitaliste. D'ici là, on s'accroche.
Et l'on s'est mis à tenir. L'eau dégoulinait toujours, avec des morceaux de plâtre, mais on tenait. Les posters scotchés aux murs se décollaient un à un. Les sens abrutis par le déluge, nous regardions nos trophées dépérir. La photo historique d'Ulis sur la plage de l'Alaska se boursouflait misérablement. Une cartouche d'encre pour imprimante suppurait du liquide noir. Parfois, les ponchos gonflés se dénouaient et nous tombaient sur la figure. Personne ne se plaignait. Chacun mettait un point d'honneur à paraître serein.
Vers minuit, Saint-Cyr a appelé. Il était enfin disponible après s'être assuré, en chef de section consciencieux, qu'aucun de ses hommes n'était en garde à vue ou à l'hôpital. Entendre sa voix, même fatiguée, nous a remonté le moral. On l'a félicité pour l'opération Machepot.
– Surtout, reposez-vous bio, lui a dit Ulis. Nous, ici, on tient sans problème.
Plusieurs bénévoles ont été pris d'une quinte de toux. Sans doute s'attendaient-ils à ce que Saint-Cyr galopât immédiatement à notre secours, lui qui venait de passer une dure journée de bataille. Ulis les a regardés sévèrement. Il a articulé au téléphone:
– Le plus grand service que tu puisses nous rendre, Saint-Cyr, c'est d'être en forme demain matin. Quels que soient nos ennuis, on ne veut pas vous voir avant.
Puis, en se tournant vers nous, il a pris sa voix tonitruante:
– On se dégonfle, ou quoi?
On n'osait pas lever les yeux.
– Si quelqu'un trouve que c'est mortel dur pour lui, qu'il le dise. La Foulée verte ne retient personne de force. On n'est pas une secte. On vous entrouvre la porte et vous rentrez chez vous. Il n'y aura pas de sanction. Pensez donc: là-bas, vos lits moelleux vous attendent. Les frigos sont pleins de victuailles allégées en graisse. Personne n'est tenté?… Palaiseau?… Antony?…
Mais ni Palaiseau ni Antony ne pipaient.
– La guerre n'est pas un jeu! s'est exclamé Ulis. Il y aura des larmes et des privations. Mais nous ne capitulerons jamais! Je voudrais que ça soit clair pour chacun ici présent. Un seul élément démotivé suffit à compromettre les plans de bataille les plus élaborés. Alors, chacun à son tour, vous devez vous prononcer en votre âme et conscience: soit vous restez jusqu'au bout de la guerre et vous défendez les valeurs de la Foulée verte avec abnégation, soit vous partez immédiatement vers une vie quotidienne douillette… Malabry?
– Je reste.
– Chatou?
– Évidemment.
Il a passé ainsi son petit monde en revue, et personne n'a exprimé le désir de lâcher. Nos médailles scintillaient à la lumière du lampadaire, et l'eau des vaccins ne diminuait pas leur éclat, au contraire.
– Nous sommes donc prêts, a dit Ulis. Méditons ensemble, voulez-vous. Allons chercher au fond de nous-mêmes ce trait de lumière qui canalisera notre volonté en énergie. Car l'heure de la grande bataille approche.
Dans un silence ponctué de flic-flac, nous avons démultiplié nos sens. À quoi pensait-on? Ce devait être quelque chose de très personnel. Moi, je voyais un grand soleil accueillant, des prés à perte de vue où zigzaguait un chemin fait de Cow-boys écrasés. C'était l'idéal vers lequel je devais tendre. Mon côté sombre ne m'en laissait pas l'occasion. Il m'attrapait de ses pattes de chat et m'engluait dans des désirs ténébreux, très éloignés de la Foulée verte. Mentalement, j'ai pris une batte de base-ball et j'ai tapé le mal de toutes mes forces. Prends ça! pensais-je. C'était symbolique, c'est entendu, mais diablement efficace.
Quand nous avons chacun chassé l'intrus qui était en nous, de sorte que nos cœurs sont devenus semblables à des cristaux de roche, Ulis a dit d'une voix plaintive, un peu chantante comme celle d'un pope:
– E-é-é-exxon Valdez!
On s'est regardés et les anciens ont repris en chœur:
– Exxon Valdez!
Ulis s'est fait plus insistant:
– E-é-é-exxon Va-a-aldez!
Alors les bénévoles aussi, se sont joints à l'hymne. C'était instinctif.
– Exxon Valdez! a-t-on chanté.
Ulis a levé les mains vers le ciel:
– E-é-é é-é-é é-exxon Valdez!
Il répéta ainsi une vingtaine de fois le nom sacré. Nous le suivions inlassablement, de plus en plus fort:
– Exxon Valdez!
Les vaccins avaient beau taper des pieds à faire palpiter le plafond, on criait à tue-tête.
– Exxon Valdez!
Et comme un pizzicato, la voix aiguë de Celsa se greffait avec une demi-mesure de retard:
– Exxon Valdez!
Ah c'était quelque chose. La fatigue avait disparu. L'eau qui nous submergeait nous paraissait divine.
– Exxon Valdez!
Ils devaient se sentir marris, les vaccins, de nous entendre aussi soudés, le moral en acier, les poumons en trombone d'Apocalypse, à lancer le cri primal qui devait perforer le cosmos.
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