J'ai senti d'instinct que ce serait une excellente occasion de me rattraper de tous les manquements, petits et grands, que j'avais eu la faiblesse de connaître depuis le début du stage, j'ai levé la main.
– Julien?
– Tu gaf gaf Enfance et vaccin, mais gaf gaf tort! Gobe lobe frobe, les sachets pol pot pom pok. Naturel! Dollar!
Ulis m'a regardé avec reconnaissance.
– Merci Julien. Oui, l'aide aux enfants, on n'a rien contre, quand elle n'empiète pas sur les droits de la nature. Sais-tu, Malabry, comment ils emballent leurs kits de première urgence médicale?… C'est du cartonné plastifié.
Il y a eu des sifflements.
– Oui, vous avez raison de vous outrer, la nature met deux cents ans à recycler ce genre de négligence. Ce que l'homme produit en une seconde, les vers de terre en ont pour des générations! La malbouffe les accable, eux, tout autant que nous. Plus grave, certaines particules nocives peuvent remonter la chaîne alimentaire. On n'ose imaginer les conséquences pour ces pays du tiers monde déjà durement touchés par la guerre et la famine.
Ulis a baissé la voix.
– À l'horizon de plusieurs siècles, certaines molécules pourraient passer dans le code génétique. Nous sommes les seuls à en parler. Les grands groupes chimiques, avec la complicité de certains gouvernements, voudraient bien laisser ces données sous le sarcophage du silence.
Malabry était tout confus. Il avait les yeux baissés et il tripotait sa médaille.
– Je ne savais pas.
– Ça ne fait rien, Malabry. Tu n'as rien à te reprocher. Je comprends que tu aies des doutes, toi aussi, malgré ta force de caractère, et ton courage exemplaire. La Foulée verte est habituée à ce genre d'incrédulités. Elle sait bien que l'homme est faible. Elle te pardonne, va.
Il est des cas où la sollicitude fait plus de mal que les réprimandes. Il en pleurait presque, Malabry, de se voir ainsi consolé. Quand il s'est assis enfin, Celsa a pris la parole.
– Pour clore ce débat, je voudrais ajouter qu' Enfance et vaccin est un organisme d'origine USA, oui USA.
– Sam Sam oncle! ai-je glapi.
Celsa a poursuivi:
– Leurs locaux dollars sont un reflet fidèle de ce qui se passe dans leur cœur. Ils sont un pur produit des laboratoires pharmaceutiques qui cherchent à écouler leurs stocks de médicaments dollars en profitant des maladies du tiers monde. Ne vous y trompez pas! La seule fonction thérapeutique de ces organismes dollars est de donner un lustre de bonne conscience aux mini-bourgeois ouaspe. La lecture qu'ils font des grands problèmes du monde est archaïquement dollar. Souvenez-vous du Viêt-nam.
On est restés silencieux. On pensait aux peuples opprimés écrasés sous les bombes.
C'est moi qui me suis mangé la première. La goutte m'est tombée sur le front. J'ai sursauté. Ma main a frotté le visage et l'humidité s'est propagée jusqu'au nez.
Comme personne ne bougeait, j'ai cru que j'avais rêvé.
Mais très vite, Celsa a poussé un petit cri. À ce moment j'en ai reçu une deuxième, lourde et chaude, sur l'avant-bras.
– Il pleut, a dit naïvement Malabry.
La troisième m'a glissé dans le cou. Partout les bénévoles se levaient et dardaient vers le plafond.
– Allumez! a crié Ulis.
On s'est précipités vers l'interrupteur.
Quatrième.
À la lumière vacillante du groupe électrogène, on a vu notre plafond parcouru de ronds jaunâtres. Des figures géométriques s'accouplaient. De l'eau coulait à grosses gouttes sur toute la surface visible.
– Ah les monstres! a fait Ulis. Il nous font un dégât des eaux!
On a foncé dans le couloir. Là-bas, les ronds venaient à peine de commencer.
Chez Celsa, en revanche, c'était pire. Ses dossiers étaient inondés. L'ordinateur avait bu la tasse et de longues traînées vertes s'en échappaient. Il était mort.
– Il faut couper l'arrivée d'eau! a crié Ulis. Qu'on descende au garage!
Mais c'était impossible à cause de la barricade. Les autres nous attendaient sûrement de l'autre côté de la porte, prêts à en découdre.
Et pendant ce temps, il pleuvait.
– Protégez l'IBM central, a glapi Ulis.
Aussitôt, on a été à son bureau. Malabry, qui avait compris le danger, s'était couché en travers de l'écran et protégeait de son corps notre newsletter, nos mails, notre comptabilité informatisée.
Il nous restait sous la main quelques paquetages. On a déployé les cirés jaunes sur tout ce qui présentait de la valeur. Cependant l'eau coulait, coulait… On aurait dit qu'on était à averse ouverte.
On s'est déployés, collectif autant qu'on était, armés de serviettes que l'on a prises aux toilettes. On a épongé avec ferveur. Plus on en enlevait, plus il en tombait sur nos têtes. C'était comme vider le Mississippi.
C'est le moment qu'a choisi le groupe électrogène pour caler. Sans doute avait-il été mouillé lui aussi. La lumière a vacillé quelques instants au bord du gouffre, puis le pétrole nous a recouverts. Avec toute cette flotte et la sueur qui nous collait au visage, on avait la sensation d'être revenus dans l'utérus de maman, la tranquillité en moins.
Finalement Ulis s'est résolu à ouvrir quelques volets. Les lampadaires de la rue ont éclairé notre désastre. Pas un mètre carré du troisième étage n'avait été épargné.
Malgré nos efforts, la situation empirait à vue d'œil, l'eau s'accumulait sur les bureaux en flaques huileuses. Elles grandissaient lentement jusqu'au bord, puis s'écoulaient majestueusement en de petites cascades. La moquette se transformait en marécage. Les murs brillaient.
Au bout d'une demi-heure, on a dit stop. Cela ne servait à rien de s'acharner. Que pouvaient faire une vingtaine d'hommes (et de femmes), même animés par la force de la Foulée verte, contre de l'eau municipale qui n'arrêtait pas de couler?
On a bâti une protection pour l'ordinateur. Et pour le reste on a laissé tomber. En liant quelques ponchos ensemble on a construit une sorte de hamac que l'on a tendu au-dessus de l'endroit qui nous paraissait le plus sec. Sous ce toit de fortune, on s'est pressés les uns contre les autres dans une ambiance morose mais digne. Je me trouvais maintenant en contact presque permanent avec le flanc de Celsa, et cela me consolait un peu.
– Voilà ce que c'est que de perdre la maîtrise de l'espace aérien, a commenté Ulis. Nous sommes condamnés à subir… Allons, ne baissons pas le nez. C'est précisément ce qu'ils attendent de nous, que l'on perde le moral, alors nous serons vulnérables.
Nous nous sommes resserrés. La fraternité sous le hamac poussait les plus réservés à s'exprimer. Un gratuit a dit en reniflant:
– Une chose que je ne saisis pas, c'est pourquoi les fumiers sont allés aussi loin. Un dégât des eaux, c'est désagréable pour eux aussi, non?
– Réfléchis cinq secondes, a répondu Celsa.
– Je comprends, a dit le gratuit, mais ça se voyait qu'il ne comprenait rien.
– Ils n'ont que par terre à essuyer, a expliqué Celsa, la moquette à changer, à la rigueur, le tour est joué, alors que nous, nos locaux sont irrémédiablement abîmés, sans oublier les dossiers, les ordinateurs, les fournitures…
– Les affiches des aigles royaux sont foutues, a dit un bénévole.
– Les tracts aussi, a dit un autre.
On a senti passer le vent du défaitisme.
– Et si l'on appelait la police? a suggéré un troisième.
Ulis a été très ferme.
– Non. La police n'est pas une solution. Il serait curieux que l'on demande la protection de ceux-là même qui nous empêchent, en recourant parfois à la violence déshumanisante, d'occuper les usines et de former les chaînes de l'amitié autour des centrales. Non. L'honneur de la Foulée verte ne peut se le permettre.
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