Voilà, la porte s'ouvre. Il va falloir que je me refuse, à présent. Ce n'est pas gagné.
L'éternel féminin est sorti de la salle de bains dans un nuage de vapeur. En peignoir. (Comme je l'avais prédit: à demi nue mais sans en avoir l'air.) Les traits étonnamment lumineux. Rosé pâle. Les cheveux humides, noirs et brillants, comme lors de notre première rencontre, comme lorsqu'elle avait répondu au téléphone, et maintenant quelques minutes avant notre première étreinte. (Non!) Sous le peignoir croisé, serré à la taille, je devinais ses seins avec autant de précision et de plaisir anticipé qu'on devine un fauteuil luxueux et confortable sous un drap blanc dans un manoir du Périgord. Ses pieds étaient encore mouillés. Elle n'avait plus une trace de maquillage sur le visage. Elle souriait. Pourtant j'en avais vu, des trucs, dans ma vie, mais alors là.
– Ça fait du bien. Tu veux y aller?
– Euh… Non, ça va, merci.
Elle s'est assise sur le lit – presque allongée – et nous nous sommes remis à discuter. Je ne savais plus trop où j'habitais – si, ici. Je ne pensais qu'à lutter de toutes mes forces contre mon instinct de pithécanthrope. Je sentais la présence d'Oscar, confusément au-dessus de moi, je priais pour qu'il intervienne en ma faveur – impossible de tenir le coup tout seul: s'il la laissait claquer des doigts ne serait-ce qu'une fois (et pas fort), je foncerais sur elle comme un bolide, quitte à me casser la figure en m’emmêlant les pieds dans le pantalon que je baisserais en même temps (je suis un mandrill vulgaire et libidineux, je ne me fais plus aucune illusion à ce sujet). Nous parlons bien décontractés mais la bagarre fait rage derrière mon front paisible. Conscient de ma faiblesse, je me disais confusément que chaque minute supplémentaire de conversation devait être considérée comme une minute gagnée, une minute pendant laquelle elle se rendait compte que j'appréciais aussi ce qu'elle avait dans la tête. Je crois honnêtement que Pollux ne faisait pas exprès de pulvériser un à un mes derniers bastions de résistance, elle était simplement allongée sur son lit et discutait avec moi, personne ne pouvait rien lui reprocher de ce côté-là. Celle qui y mettait du sien, en revanche, c'était la ceinture de son peignoir. L'éponge, il n'y a rien de plus traître. C'est vivant, l'éponge, paraît-il. Ça ne m'étonne pas. Elle se relâchait, elle se relâchait. Pollux la resserrait bien de temps en temps, distraitement, mais elle était sans doute trop absorbée par notre discussion (qui tournait autour de l'existence d'Homère ou de la confiture de myrtilles, je ne saurais pas le dire) pour se rendre compte du drame atroce qui se jouait sous mes yeux. La ceinture en éponge me regardait d'un œil vicieux, et pfft, se relâchait d'un centimètre. Et je ne pouvais rien contre elle! Vaincu sans avoir pu lutter. Qu'aurait pensé Pollux si je m'étais levé pour resserrer sa ceinture d'un coup sec en ricanant dans ma barbe?
Je voyais la jambe gauche de Pollux Lesiak, le pied, la cheville, le mollet, le genou, je voyais la cuisse de Pollux Lesiak. Je voyais la courbe d'un sein. Allez, pouce. Vercingétorix des sens, j'ai jeté mon bouclier aux pieds de l'arrogante ceinture en éponge. Non, je n'allais pas me refuser plus longtemps. Prends possession de moi, luxure, puisque tu as su faire courber l'échiné à ma vertu. (Ma vertu n'était qu'un calcul de séducteur à la manque, mais personne n'est censé le savoir.) Depuis un moment, je sentais sur moi le regard réprobateur d'Oscar, je pensais qu'il me poussait à résister, à rester scotché sur le divan pour favoriser le lancement romantique de notre histoire unique en son genre. Qu'est-ce qui me prenait, moi qui me trompais sans cesse sur les intentions des êtres de chair et de sang, de vouloir deviner celles d'un ange? En un éclair, j'ai réalisé l'ampleur de ma méprise: bien loin de m'encourager à garder mes distances, Oscar contrôlait la ceinture. Une ceinture ne se défait pas toute seule, comment n'y avais-je pas songé plus tôt? Aucun doute, je devais y voir la patte de l'ange. Et puisqu'il était mon ange, qu'il n'agissait donc que pour mon bien, je devais céder. Aussitôt, j'ai retourné ma veste et la ceinture est devenue mon alliée. Vas-y, maintenant, lâche-toi! Desserre-toi! (Chassez le pithécanthrope, il revient au galop – à travers la brousse, les yeux exorbités.)
Je fais le malin, mais je fondais littéralement devant cette femme simple (inutile de préciser qu'elle ne prenait pas de poses langoureuses, qu'elle ne battait pas des paupières, qu'elle n'écartait pas progressivement les jambes: elle restait absolument simple). Je n'avais pas seulement envie de coucher avec elle, c'était presque un détail: en la voyant, j'avais envie de me fondre en elle, de m'associer à elle, physiquement, comme un fantôme qui rejoint un corps mortel, comme une diapositive que l'on superpose à une autre.
Elle commençait à donner des signes de fatigue, réels ou feints. Elle se frottait les yeux, s'allongeait plus confortablement, se massait la nuque. Attention. À 2: 26 au radioréveil, elle m'a dit qu'elle était fatiguée, qu'elle se couchait, et m'a demandé:
– Tu viens?
Ce n'était pas une proposition timide. Ce n'était pas non plus une incitation à la débauche, au parfum de trottoir. C'était juste une question. Comme si je dormais ici depuis plusieurs mois. Comme si je m'attardais devant la télé. Ou comme si nous avions déjà abordé le sujet pendant le repas («Bon, alors c'est entendu: vers 2 h 30, on baise. J'étais sûr qu'on allait s'entendre. Je te ressers un peu de riz?»). J'ai toujours été estomaqué par l'aisance des femmes dans cet exercice, par l'insouciance et la spontanéité dont elles font preuve lorsqu'il s’agit de passer à la chose. Ça m'abasourdit et m'abasourdira jusqu'à la fin de mes jours. À croire qu'elles ont fait ça toute leur vie. L'homme est naturel dans le domaine du foot, de la voiture ou de la politique, la femme est, entre autres, naturelle dans le domaine de la chose. Du sexe, allez, disons le mot. Tant pis, la vérité est à ce prix. Du SEXE. C'est la femme qui veille sur la flamme du SEXE. Elle l'a en elle. Elle l'entretient. Elle la connaît. Elle n'en a pas peur. C'est pourquoi toutes les femmes sont plus portées sur la chose que les hommes. Sur le SEXE. Nous autres, les mâles, nous sommes très patauds quand le moment vient de proposer l'assemblage des corps: soit nous nous montrons obscènes et gras («Je t'en mets un coup?»), soit nous bafouillons jusqu'à nous entortiller la langue – et la femme ne saisit pas le sens de notre proposition («Mblogr ptron srunt?» (moi, souvent)). (Une situation inconcevable (sauf si l'homme est un rustre dégoulinant): l'homme invite une femme qu'il ne connaît quasiment pas à dîner chez lui, après le repas il se lève pour aller prendre une douche, il revient en peignoir, s'étend langoureusement sur le lit tandis que la femme reste assise sur le divan, laisse négligemment bâiller son peignoir, et au bout d'un moment dit d'un ton détaché: «Tu viens?») (Moi, en tout cas, je ne pourrais pas.) C'est trop ambigu pour nous, le SEXE. Les femmes, elles ont ça dans le sang.
Je me suis levé du divan, à l'aise comme une momie. J'étais sur le point de louper une bonne occasion de me singulariser, mais tant pis. H fallait simplement que j'évite de penser aux dix autres qui s'étaient ainsi levés du divan ces derniers mois, dans l'univers envahissant de l'hypothèse. Voilà, je n'y pense plus.
Les quatre pas qui me séparaient du lit ont sans doute été les plus empruntés de l'histoire de la marche. À avancer ainsi vers elle allongée, j'avais l'impression d’aller au charbon. Heureusement, Pollux a eu la bonté, la présence d'esprit, la délicatesse de ne pas me fixer des yeux pendant mon approche – elle a tourné la tête vers la table de chevet et le radioréveil, l'air de se demander ce que pouvait bien faire là cet appareil noir avec de gros chiffres rouges. L'être parfait.
Читать дальше