Cependant, quelques minutes plus tard, elle m'avait proposé mine de rien de venir prendre un verre chez elle, nous avions bu de la 1664 en écoutant Schubert jusqu'à deux heures du matin, nous n'avions ni l'un ni l'autre évoqué nos problèmes, et j étais rentré chez moi presque fringant.
La fille Zoptek m'a demandé encore une fois de lui offrir mon sac matelot – j'ai refusé tout net, ça devenait de plus en plus difficile à trouver -, la femme Zoptek m'a servi du whisky dans un verre à vin (c'est meilleur), l'homme Zoptek m'a rapidement mis au courant des derniers potins mondains, l'écrivain m'a prévenu qu'il ne voulait pas entendre un mot sur son dernier livre pendant toute la soirée, sa fiancée m'a dit bonjour bien poliment, et l'actrice a grommelé quelque chose que je n'ai pas compris avant de sortir faire un tour dans le jardin.
Le gigot était excellent, le vin délicieux et les convives hilares – l'actrice elle-même semblait s'amuser comme aux plus beaux jours. La créature est partie juste après le dessert avec des amis, la fiancée de l'écrivain, les joues rosés et les yeux pétillants, s'est mise à nous parler de ses projets d'avenir, nous avons organisé un tournoi de «cuisse de fer» que l'homme Zoptek, la soixantaine triomphante, a remporté comme à la parade, l’écrivain m'a envoyé un coup de poing (que j'ai esquivé de justesse) parce que je m'entêtais comme l'âne ivre à vouloir lui dire tout le bien que je pensais de son livre, l’actrice est partie en vélo peu après minuit, triste, et l'homme Zoptek est monté se coucher car il avait une pneumonie – toutes les semaines, les maladies les plus dangereuses mettaient en péril la vie de l'homme Zoptek, mais il terrassait miraculeusement microbes et douleurs en quelques heures.
Affalé dans un fauteuil rosé, soûl comme tout le monde, je me suis remis à parler de Pollux Lesiak, en faisant cette fois plus attention que la veille: je l'avais revue plusieurs fois depuis notre rencontre dans la rue, bien sûr, mais je ne parvenais pas à me faire une idée précise de ses sentiments à mon égard. J'avais peine à croire qu'une fille si jolie puisse tomber aussi rapidement amoureuse de moi, comme elle le prétendait. Enfin, je ne pouvais que lui laisser le bénéfice du doute, pour l'instant. Elle travaillait dans une piscine du dix-septième arrondissement, à la caisse: cet emploi simple lui convenait parfaitement car elle n'avait aucune autre ambition dans la vie que de lire des romans policiers et de s'amuser le soir. Elle rejetait catégoriquement toute responsabilité, aussi minime soit-elle. C'est en partie pour cela qu'elle refusait de venir habiter avec moi et que nous ne nous voyions qu'une ou deux fois par semaine. Cette relative distance me convenait parfaitement, les Zoptek me savaient un peu sauvage, mais je comptais bien, peu a peu, l'attirer plus près de moi en lui démontrant que je n'attendais rien d'elle. (Il allait falloir que je note soigneusement tout cela, pour être sûr de m'y retrouver par ta suite dans mes mensonges – qui n'en étaient pas tout à fait, d'ailleurs, puisque, abstraitement, je vivais avec Pollux – et de ne pas raconter aux Zoptek que cette fille qui détestait les responsabilités était partie régler une affaire urgente à Palerme avec de gros trafiquants de jeux vidéo, ni à ma sœur qu'elle ne pouvait pas m'accompagner à la soirée de Béatrice parce que la piscine faisait nocturne.)
L’homme Zoptek est redescendu vers deux heures du matin, sans avoir pu trouver le sommeil mais guéri de sa pneumonie, l'écrivain et sa fiancée sont partis se disputer chez eux car ils avaient déjà cassé une lampe – «Non, repose ce sabre» -, la créature est rentrée jolie et fatiguée, nous a embrassés avant d'aller se coucher, et je suis resté seul avec les deux Zoptek.
Ensuite mes souvenirs s'effacent. Je me rappelle simplement avoir pleuré à genoux sur le tapis.
Ils m'ont raconté le lendemain que j'avais voulu partir vers cinq heures, qu'ils m'avaient proposé de passer la nuit chez eux, étant donné mon état, puis, comme je m'obstinais à vouloir rentrer, de me ramener ou d'appeler un taxi, tu n'en trouveras pas tout seul à cette heure-là. Non, ne vous inquiétez pas, j'en dégoterai un sur l'avenue, j'ai toujours de la chance, et puis j'ai besoin de marcher pour reprendre mes esprits, ça me fera une petite aventure, j'ai toujours de la chance. Voilà ce que je leur avais dit. Et j'étais parti.
J'avais le nez contre le mur, les yeux sur l'écran de plâtre blanc. Caracas ne me léchait pas l'oreille – il devait être encore trop tôt – mais elle dormait sur le lit, je l'entendais respirer. Je portais encore mon tee-shirt, j'avais dû m'effondrer cette fois avant la fin de mon effeuillage hélicoptère. Je transpirais, j'avais soif, le nez bouché, les yeux mouillés et piquants, une crampe sur chaque muscle et toutes les articulations bloquées, je ne pouvais pas me retourner. Une douleur vive me brûlait l'organe génital. Allons bon. Qu'est-ce que j'avais fabriqué, encore? Le gigot, le concours de cuisse de fer, Pollux Lesiak derrière son guichet de piscine, l'écrivain qui s'empare du vieux sabre fixé au mur pour embrocher sa fiancée, moi qui sanglote sur le tapis rouge et rien d'autre ensuite. Le mur blanc que j'ai contre le nez. Si: quelque part dans toute cette compote de temps oublié, je me revoyais sur le perron de la maison des Zoptek, une main en appui sur le mur pour ne pas tomber, je sentais le crépi contre ma paume, douloureux car je pesais plus d'une tonne, la lumière vive à l'intérieur et l'obscurité dehors, eux deux dans l'embrasure de la porte, j'articulais péniblement: «J'ai toujours de la chance.» Le reste, vide. J'ai grogné d'une voix de taupe enrouée:
– Caracas, qu'est-ce que j'ai fait cette nuit?
En entendant son nom, elle s'est approchée pour se frotter contre mon menton. C'était doux, le confort rassurant du foyer. Une chose étrange et merveilleuse, c'est qu'elle se roulait sur ma tête mais continuait en même temps à respirer dans mon dos. Autre chose curieuse, mon cœur ne battait plus. Quelqu'un respirait derrière moi, dans le lit. Je n'osais plus bouger un cil. Une respiration lente et régulière: la personne dormait. Ne t'affole pas, Halvard, tu as la situation bien en main. Tu paniques peut-être parce que tu es physiquement affaibli, mais mets-toi bien dans le crâne que ce que tu vis là n'a rien d'épouvantable. Des gens qui donnent à deux dans le même lit, on en trouve partout dans le monde. Il suffit de savoir de qui il s'agit et l'affaire est réglée. Non, attends, ne va pas non plus te précipiter, tu te retourneras un peu plus tard, quand tu auras bien assimilé ce nouvel élément de ton décor.
J'ai d'abord essayé de reconnaître la personne à son souffle, mais c'était comme essayer de reconnaître une ville à la couleur de ses voitures. Une danseuse étoile et un routier roumain respirent de la même manière quand ils dorment. (Je suppose.) Pourvu que ce soit une danseuse étoile. J'allais être obligé de me retourner, je le sentais venir. Je pouvais avoir n'importe qui dans le dos. De toute manière, restons bien calme, c'était sans doute quelqu'un de très proche: Caracas se comportait exactement comme si nous étions seuls – or, quand une fille se glissait sous ma couette, elle la saignait à blanc. Moi, tout ce que je demande, c'est que ce ne soit pas un routier roumain.
Et si c'était Pollux Lesiak? Mais si, pourquoi pas? Les lois de la nature indiquent clairement que l'on recroise toujours une deuxième fois par hasard la femme de sa vie, et quel plus heureux hasard que de la recroiser dans son lit? Pollux. Je vais pivoter sur moi-même comme au ralenti, et je vais me retrouver face à ton visage d'eau claire. J'avais un peu de mal à y croire moi-même, mais toutes ces choses nous dépassent. De toute façon, vérifier ne coûtait rien puisqu'il allait falloir, à un moment ou à un autre, que je me retourne – je pouvais bien essayer d'attendre face au mur en espérant que la personne s'en aille d'elle-même sans dire un mot, mais c'était trop aléatoire et je pouvais en avoir pour des heures. Donc je me suis mis sur le dos.
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