J'ai finalement décidé de m'arrêter pour voir la mer de près. Je suis sorti de la voiture, morose, mes pauvres pillets en poche, Catherine en tête, les reins endoloris, et je me suis retrouvé face à un spectacle surprenant.
À une centaine de mètres du petit port, debout sur une embarcation primitive qui tanguait sous lui, un homme à crinière grise agitait désespérément les bras. Ils étaient deux, sur ce petit voilier, mais l'autre semblait beaucoup plus calme – en fait, je me suis rendu compte qu'il n'agitait pas les bras parce qu'il n'en avait pas. Je me suis approché du bord, où attendaient une petite femme et une petite fille. Quand j'ai demandé à la femme ce qui se passait, elle m'a expliqué que son mari, amiral amateur, s'était proposé pour emmener le manchot faire un tour en mer – c'était un ancien marin qu'ils connaissaient vaguement et qui, bien entendu, ne pouvait plus naviguer seul. Le mari n'était pas un véritable crack du gouvernail, mais pour quelques bords près de la côte, il pensait pouvoir s'en tirer avec les conseils avisés du manchot. Mais apparemment, les choses ne se passaient pas au mieux, le mari coinçait. Et lorsqu'il nous a crié «Au secours!» avec la voix d'un homme qu'une créature froide et visqueuse tire par les pieds pour l'entraîner au fond des océans, nous avons compris qu'il fallait intervenir – je m'incrustais un peu, certes, mais je les aimais déjà (à l'attitude décontractée de la femme, il semblait clair que le mari n'en était pas à son coup d'essai, qu'il avait subi bien d'autres naufrages et s'en sortirait toujours). Sur un mot de sa mère, la petite fille a trottiné jusqu'à une maison toute proche, d'où est sortie, quelques instants plus tard, une vieille femme en fauteuil roulant.
– Y a papa qui est bloqué sur la mer, madame Madec.
– Allons bon, a dit la vieille en jetant un coup d'œil vers le bateau. J’peux rien faire pour eux, moi, ma fille. Attends, j'va appeler l'Jean-Jean.
La fillette est revenue vers nous au galop, toute contente d'être intervenue seule pour secourir son père, et trois minutes plus tard, deux sauveteurs sont sortis de la maison. Un unijambiste avec des béquilles à l'ancienne, calées sous les aisselles, et un pauvre vieux qui tremblait des pieds à la tête comme un squelette pose sur une machine à laver en essorage, suivis à quelques mètres par la vieille en fauteuil qui grognait en poussant comme une damnée sur les roues.
Je me suis demandé si je n'étais pas tombé en plein tournage de film ou dans une sorte de Vallée des Peaux-Rouges version bretonne, Finisterland, où des acteurs jouaient la même scène toutes les deux heures pour distraire le touriste. L'unijambiste et le parkinsonien sont montés sans s'affoler dans une barque antédiluvienne, tandis que la vieille venait se garer à côté de nous en se raclant bruyamment la gorge – au son, je me suis dit qu'elle avait dû essayer d'avaler une méduse sans mâcher. L'unijambiste ramait vers le voilier avec la puissance d'un champion paraolympique. Pendant ce temps, le parkinsonien préparait la corde pour remorquer l'embarcation de l'amiral, le plus calmement du monde malgré une fébrilité apparente.
Entendant un bruit de grosse chenille derrière moi, je me suis retourné et me suis mordu les lèvres pour ne pas crier. Une femme de mille ans approchait vers nous. Elle avançait à tout petits pas, sans décoller les pieds du sol, mais vite. C'était probablement la mère de la vieille en fauteuil. J'ai cru qu'elle n'allait pas réussir à s'arrêter, et plonger la tête la première dans l'eau du port en continuant à agiter énergiquement les pieds, mais elle a stoppé net derrière le fauteuil de sa fifille – et heureusement, car si elles étaient tombées toutes les deux à la mer, non, ce n'était plus possible. Elle tenait dans une main une grande bouteille de rhum de cuisine, et dans l’autre un verre à moutarde Astérix. Sans doute pour réconforter l'amiral de Paris à son retour au port.
Finalement, nous nous sommes tous retrouvés autour d'une table – j'avais suivi le mouvement, très naturellement – à boire du Negrita dans des verres à moutarde. C’était très sympathique, original et chaleureux. J'avais Rantanplan chien stupide, moi, comme verre. Une heure plus tard, comme j'avais expliqué à toute la tablée que j’étais arrivé ici par hasard et n'avais rien de spécial à faire dans les minutes qui suivaient, les Zoptek m'ont invité à dîner chez eux, à quelques kilomètres de là. Je pouvais même rester dormir, si je voulais. Pourquoi pas?
J'ai passé trois jours épatants dans leur maison de campagne. Il y avait une fille qui exposait à ce moment-là dans une grande galerie parisienne, et sur laquelle j'avais lu un article dans Libé avant de partir, une autre qui venait de jouer le rôle principal dans un film dont parlaient avec enthousiasme tous mes copains jeunes-artistes-qui-vont-pas-tarder-à-éclater-au-grand-jour-avec-un-peu-de-chance, et dans une maison voisine, à cent mètres de chez eux, deux autres de leurs amis, un écrivain que j'avais vu dans plusieurs émissions littéraires à la télé et sa fiancée, une chanteuse célèbre. Pour moi qui avais toujours voulu devenir vedette du sport ou du music-hall, c'était presque le rêve devenu réalité.
Durant ces trois jours en Bretagne, ils m'ont appris ce qu'est le plaisir. Ce qu'est la douceur de vivre. Ils m'ont appris à m'asseoir dans un fauteuil avec un bon verre et une cigarette, à discuter de choses agréables, à me laisser envelopper, porter, à flotter sur le temps qui passe, à m'énerver ou à rigoler, à chanter et à danser devant tout le monde si j'en ai envie, à embrasser quelqu'un si j'en ai envie, à le gifler si j'en ai envie, à me laisser embrasser et gifler, à dire ce que je veux quand je veux. Les Fabuleux Zoptek, comme une troupe de cirque qui m'aurait ramassé sur le bord de la route et accepté dans la caravane, m'ont appris à jongler en équilibre sur un fil, à suivre tranquillement mes envies même si parfois je vacille. J'allais en profiter pendant environ dix ans, jusqu'à la baignoire.
Ce soir-là, ils avaient invité l'un de leurs amis écrivains, qui sortait tout ragaillardi d'une longue cure dans les Vosges, ainsi que sa fiancée, une jeune femme que je ne connaissais pas et que je ne reverrais plus, et l'actrice que j'avais rencontrée dix ans plus tôt en Bretagne, qui n'était plus actrice. Leur fille, la créature, est venue m'ouvrir avec un grand sourire, vêtue d'une longue robe noire, et a posé sa joue fraîche contre la mienne pour me dire bonjour. Ça faisait du bien, c'était vivifiant.
Quand je suis entré, son père et sa mère dansaient une sorte de tango souple au milieu du salon, l'écrivain tournait autour d'eux, une bouteille de whisky à la main, sa fiancée les regardait en buvant du jus d'orange, assise un peu voûtée sur le canapé, et l'actrice boudait dans un coin, les yeux rouges. J'aimais cette fille – je devrais dire «femme», elle avait dix ans de plus que moi, mais je la voyais comme une adolescente, une adolescente qui aurait vécu quarante ans et traversé des tornades, qui aurait perdu beaucoup d'illusions, toute sa niaiserie et sa gravité, mais serait restée imprévisible, incontrôlable, intègre, comme les adolescentes en général. Elle était gravement tordue, souvent pénible, marteau, elle disait nettement ce qu'elle pensait sans paraître se douter du mal qu'elle causait, mille personnes la considéraient comme une peste mais moi je l'aimais très entièrement, à bras ouverts et sans conteste.
Une quinzaine de jours plus tôt, elle m'avait appelé pour me raconter ses malheurs, comme elle le faisait souvent, pour m'expliquer qu'elle avait doublé ses doses d'anxiolytiques mais ne parvenait toujours pas à sortir de chez elle, qu'elle avait encore couché avec l'un de ses «figurants», comme elle disait, et qu'il était temps d’arrêter ces bêtises, que les types du CNC avaient encore refusé son scénario («type», c'était l'injure suprême, dans sa bouche), que son ex-mari était devenu un vieux mou, que le père Zoptek l'avait insultée la veille. Qu’elle venait de vomir et qu'elle n'avait plus de cigarettes. Tous ses appels, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, ressemblaient à peu près à celui-ci. Mais à ce moment-là, moi, je ne papillonnais pas vraiment dans les hautes sphères azurées de la bonne humeur, à cause de l'absence de Pollux Lesiak et du tour décourageant que prenait ma vie, et n'avais pas trop le cœur à faire la bassine. On est gentil quand on peut. Comme elle me faisait remarquer d'un ton légèrement agacé que je n'avais pas l'air en forme, et comme je ne voulais pas l'ennuyer avec mes tourments existentiels, je lui avais répondu au hasard que je ressentais une douleur aiguë dans les reins, que j'espérais qu'il ne s'agissait pas d'une colique néphrétique et que je, mais elle m'avait interrompu en m'expliquant qu'elle ne me téléphonait pas pour entendre mes jérémiades.
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