– Je n'ai besoin de personne d'autre que toi pour aller où Dieu voudra. De personne d'autre. Tant que nous serons ensemble, je serai vivant.
Il rit pour lui seul et répéta encore: «vivant», comme s'il découvrait le goût d'un fruit sacré. Alors, du fond du sous-bois, monta soudain un bruit de cavalcade effrénée. Ils se retournèrent et aperçurent au loin des hommes chevauchant à toute bride, faisant de grands gestes et criant des appels au travers des rayons de lumière éblouissante qui tombaient des feuillages. Ils ramenèrent prudemment leurs montures dans le pré, pour laisser la place à ces furieux.
Quand le premier cavalier sortit du couvert des arbres et du tourbillon de poussière qui l'environnait, Jacques, dressé sur ses étriers pour mieux le voir, ouvrit soudain la bouche et resta stupide, reconnaissant formellement, dans ce foutu routier qui lui venait dessus, frère Bernard Lallemand, débraillé jusqu'à la bedaine, la face et les cheveux poudrés de gris comme s'il sortait d'un saloir. Le moine, parvenu au bord du pré, poussa un braillement de satisfaction et tira si fort sur ses rênes qu'il fit mordre le ciel à son cheval. Derrière lui, pareillement réjouis et poussiéreux, firent halte Salomon d'Ondes et Vitalis le Troué.
– Voyez-moi cet enfant de choeur qui s'en allait tout seul livrer bataille au diable sur sa mule basse, dit le moine. Le pauvre ne sait pas que les grands chemins sont mal famés, et qu'il est très imprudent de voyager sans escorte.
Il emplit l'air d'un rire énorme, désignant à ses compagnons la mine de hibou que faisait son maître. Novelli regarda l'un après l'autre les trois hommes, indécis entre la rogne et le contentement, la bouche débordante de bégaiements, de jurons et de saints noms. Il dit enfin:
– Où avez-vous trouvé de pareils chevaux?
Ils contemplèrent le ciel, bafouillèrent. La joie de frère Bernard s'étrangla dans sa gorge et son front se fit soucieux.
– Dans l'écurie de l'évêque Gui, dit enfin Vitalis.
– Volés? demanda Novelli, retenant à grand-peine, derrière son air scandalisé, un grand ravissement.
– J'ai envoyé un valet à monseigneur Gui, dit frère Bernard avec une inquiétude considérable. Il est prévenu que nous lui ramènerons bientôt ces bonnes bêtes. Jacques, comprends que sans elles nous n'aurions jamais pu te rejoindre.
– C'est vrai, dit Novelli, c'est vrai.
Il tourna bride et se remit roidement en chemin, cherchant à dissimuler l'émotion très joyeuse qui le bouleversait. Stéphanie fit trotter sa mule à son côté, le regarda obliquement, le jugea fréquentable, et caressa son poing serré sur les rênes.
– Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il en regardant au loin la route, que veut-on de moi? Quelle sorte d'épreuve ces malandrins m'imposent-ils? Un jour ils me délaissent et le lendemain me poursuivent. Vont-ils encore me faire mal avec leur affection que je ne comprends pas?
– Salomon d'Ondes a l'air d'un brave homme, dit Stéphanie.
– Je vais vers des jours difficiles. Crois-tu qu'ils soient venus m'aider, me raffermir le coeur? Écoute-les, ces fous. Ils m'accompagnent en riant.
– Les oiseaux aussi.
– Hé, que m'importent les oiseaux?
– Ils ne se soucient ni de bien, ni de mal. Ils sont innocents, comme tes amis, contents de vivre, simplement.
– Pas moi, grogna Novelli.
Il se tut, le temps d'un coup d'oeil aux feuillages bruissants, puis ajouta, comme s'il condescendait à une concession magnanime:
– Il est vrai, tout de même, qu'il fait beau.
Il desserra le poing de sa bride et mêla ses doigts à ceux de Stéphanie, mais son air resta sévère et embarrassé jusqu'à ce qu'ils parviennent au gué d'un ruisseau où Vitalis et frère Bernard mirent pied à terre pour se laver le visage. Comme ils s'attardaient à s'asperger en braillant à la belle eau fraîche, dans l'ombre du sous-bois, Salomon poussa son cheval sur le chemin montant et vint à la hauteur de Novelli.
– J'aurais voulu voyager seul avec vous et votre compagne, dit-il, mais je n'ai pu empêcher frère Bernard de me suivre. Et où va frère Bernard, Vitalis va.
Jacques, l'air maussade, examina son compagnon, le jugea de bonne figure, faillit sourire (une allégresse de plus en plus vivace lui remuait le coeur) mais choisit de retarder encore la paix, et planta le menton dans sa poitrine. Il répondit, teigneux:
– Vous êtes trop haut perché sur votre foutue cavale, maître Salomon. Parler avec vous m'indispose. Pardonnez-moi.
– Je comprends cela, dit le juif. J'éprouvais un sentiment semblable quand vous étiez inquisiteur, et moi faux chrétien menacé de prison. Converser avec vous me fut un travail très effrayant, je peux bien vous l'avouer maintenant. Je vous voyais comme un aigle redoutable. J'ai pourtant fait de mon mieux pour n'être pas croqué. Si j'avais tremblé devant votre importance, où serais-je aujourd'hui?
Jacques suffoqua. Quoi? A l'instant où il allait presque pardonner les traîtrises passées, voilà que ce châtré osait lui roter tranquillement à la figure sa satisfaction de l'avoir, lui, Novelli, pauvre naïf souffrant, roulé dans la farine. Il en fut si bouleversé qu'il prit son souffle comme un homme qui se noie, bondit à terre, agita les bras, l'esprit en feu, et soudain, dans un prodigieux coup de gueule libérateur, voua le juif aux bites d'un millier d'ânes. Du coup, se sentant débondé, il ricana comme un diable, et les pires jurons paysans qu'il s'interdisait depuis qu'il avait revêtu sa première robe de moine lui remontèrent de l'enfance et lui sortirent de la bouche avec une aisance charretière, une fougue, une telle joie de revivre, après si longtemps de sommeil, que toutes ses peines nobles, pesanteurs fraternelles et broussailles de coeur en furent arrachées de sa tête comme poignées de vieille paille. Il saisit les rênes que tenait Salomon et les tira si fort en arrière qu'il fit se cabrer le cheval. Le juif embrassa l'encolure, perdit les étriers, ne put empêcher que son cul ne fuie sur le flanc de la bête et glissa au sol en poussant des «ho, ho» de funambule qui perd son fil. Il tomba assis dans l'herbe avec une rudesse rebondissante, les mains sur la tête pour se garder des sabots piaffants. A peine eut-il le temps de geindre: deux poings au col lui firent ravaler ses hoquets, et prestement remis sur pied il lui fallut subir une ultime fulmination de postillons et de malédictions pétaradantes avant que Novelli, à bout de souffle, le repousse comme l'on se défait d'un agrippement de mauvaise bête. Salomon partit à reculons, battant l'air de ses grandes ailes. Un arbre le sauva d'un nouveau tapecul. Il s'y tint, puis se courba lentement, s'essuyant des bras la figure comme un enfant battu, les épaules secouées de sanglots. L'autre, le voyant pitoyable, se sentit aussitôt vidé de sa colère. Il regarda Stéphanie, l'air penaud. Elle se détourna, et d'un coup de talon poussa sa mule dans la pente du chemin pour aller chercher Vitalis et frère Bernard qui sortaient ruisselants du gué après leur bataille d'éclaboussements. Jacques s'approcha du juif qui reniflait encore, le visage dans ses mains. Il le prit aux poignets et dit:
– Tout de même, Salomon, avouez que vous êtes un sacré bandit.
Le bonhomme releva la tête. Alors Novelli vit que s'il avait à l'instant pleuré, c'était de rire: une merveille de malice brillait dans ses yeux mouillés.
– Non, non, mon frère, le plus brigand des deux, c'est vous, répondit-il.
– Moi? croassa l'autre, stupéfait, se frappant la poitrine. Moi, un brigand? Pourquoi?
Salomon ne put répondre: à nouveau il riait trop. Novelli le regarda, la mâchoire pendante, et sentit une bouffée de jubilation irrépressible lui venir aux yeux. Des gloussements roulèrent dans sa gorge, il les retint d'abord avec une sorte de honte de puceau, mais sa rogne avait fait un grand ménage dans sa tête. Des éclairs de pitrerie lui trouèrent soudain l'humeur, une tempête de joie simple et brute lui monta des entrailles et du coeur en un déferlement de pure ivresse, et il se mit à rugir énormément, répétant sans cesse entre deux éclats: «Pourquoi? Pourquoi?», comme s'il ne comprenait rien à son bonheur subit, rien au rire du juif, rien aux bouffonneries dont il peuplait soudain le monde. Il s'étouffa, voyant devant lui Salomon secouer la tête pour répondre «oui, oui», incapable d'en dire plus, tant le contentement l'exténuait. A bout d'haleine, ils ouvrirent ensemble les bras et s'étreignirent comme deux ivrognes.
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