– Vous n'avez pas une figure à singer des jouissances, et je ne suis pas homme à me satisfaire d'une putain: j'aime trop. Nous vivons de feu vrai, vous et moi. Vous détestez les musiques fausses, et je n'ai d'autre désir que de faire de vous mon frère, parce que c'est la volonté de Dieu.
– Votre désir est absurde. Votre foi n'a nulle part où s'accrocher dans mon esprit. J'ignore tout de la loi catholique.
– Voulez-vous que je vous l'enseigne? Donnez-moi la main, maître Salomon, et, dites-moi: si je vous prouve, par nos communes Écritures, que les vertus de notre Église sont salutaires et dignes de tout l'amour du monde, accepterez-vous, de coeur et d'âme, d'obéir à ses lois?
– Sans doute, répondit Salomon, tout hésitant et déconcerté. Mais si vous n'y parvenez pas, qu'adviendra-t-il de moi?
– J'y parviendrai, car vous êtes un homme de bonne foi. Nous parlerons ensemble aussi longtemps qu'il le faudra. L'espoir de vous convaincre m'émeut grandement. Voyez, j'en tremble.
– Que voilà d'agréables sentiments, dit Gui de l'Isle, ses doigts bagués croisés devant sa figure tout à coup réjouie. Le temps de Pâques est le plus doux de l'an et le meilleur qui soit pour philosopher. C'est décidé: je vous accueillerai tous les deux dans les jardins de mon palais. Qu'en penses-tu, Jacques? Les chants d'oiseaux inspirent joliment les vérités célestes.
– Gros homme, foi de singe, grogna Novelli, l'air méprisant. Tes minauderies sont grotesques. On dirait que nous ne sommes pas faits de même viande, toi et moi. La moindre phrase sort de ta bouche comme un bouquet de dame. Je déteste les guirlandes. Elles encombrent. Elles mentent.
– A toi les mots viennent armés, ils blessent, répondit Gui de l'Isle, regardant Jacques de haut et s'efforçant à la fierté.
Son frère trop vif agita la tête comme pour se défaire de la colère subite qui rougissait sa figure.
– Pardonne-moi, dit-il. Tu m'as fait mal, avec tes airs de douairière. Les mots qui ne sortent pas du fond de la poitrine me mettent hors de moi. Ils ne vivent pas, s'ils ne sont pas passés par le feu de l'âme, comprends-tu? Je les entends comme des insultes.
Il eut un mouvement apparemment fortuit, son épaule heurta celle de Gui et y resta accolée un moment. Autrefois, au collège de Rome, ils se tenaient ainsi parfois, chaudement joints, pour combattre le mal d'exil. Depuis, ils n'avaient jamais su exprimer autrement leur ombrageuse fraternité. Gui de l'Isle ne s'écarta pas de lui. «Me voilà pardonné», pensa Novelli. Il revint au juif qui avait suivi leur brève dispute avec, dans l'oeil, une vivacité un peu inquiète, un peu amusée.
– Maître Salomon, dit-il, si vous me promettez de ne pas quitter Toulouse, vous sortirez d'ici quand il vous plaira.
– Quitter Toulouse? Comment le ferais-je? Vos soldats auraient tôt fait de rattraper ma vieille mule. Je reste en votre pouvoir, maître Novelli. Puisque vous en avez ainsi décidé, je vous écouterai et je vous répondrai ce que le feu de l'âme, comme vous dites, m'inspirera. Je n'ai pas votre haine du mensonge. Je suis plutôt porté à m'émerveiller des ruses de la vérité, qui me semblent inépuisables, mais je promets de ne pas vous mentir. Ainsi, au bout du compte, il se peut que, de bonne foi, je ne puisse pas vous rendre les armes. Que ferez-vous alors? Pouvez-vous me promettre à votre tour d'accepter votre défaite, et de me laisser aller librement?
Novelli ne répondit pas. Il regarda Salomon, les yeux mi-clos, et souriant d'un air de défi. Alors l'évêque Gui, à nouveau jubilant, flatta l'encolure raide de son compère, à petits coups, et dit:
– Voilà un adversaire à ta mesure, mon Jacques. Il est aussi obstiné que toi. Je gage qu'il ne démordra pas de son judaïsme, et que tu devras le condamner à la prison perpétuelle. Mais ne vous désespérez pas, maître Salomon. Si vous l'excitez assez, ce chien de Prêcheur est fort capable de ne point vous lâcher et de se mettre au cachot avec vous pour continuer à débattre du salut de l'âme et de la bonté du Ciel jusqu'à ce que les rats et les vermines vous fassent tous les deux tomber en poussière.
– Je serais un saint, si je faisais cela, murmura Novelli, le front plissé et le regard errant dans l'ombre peuplée de soldats et de pauvres gens, au-delà des grilles.
Le juif ne l'avait pas quitté des yeux, cherchant avidement à deviner ses pensées, ses failles, ses doutes. Alors Novelli, soudain, le regarda droit et murmura, à voix rauque:
«Maître Salomon, voulez-vous que je m'engage à vous suivre comme ce gros porc l'a dit, si je ne parviens pas à vous convertir?
– Non, répondit Salomon. Vous me seriez insupportable.
Il toisa Novelli avec une fierté mélancolique et moqueuse. L'autre eut un air de coq piqué et se raidit à même hauteur. Ils restèrent un moment affrontés dans une belle complicité d'ennemis, tandis que Gui de l'Isle, riant énormément, s'en allait secouer la grille de la salle commune en demandant aux soldats qu'on lui amène Vitalis le Troué. Il y eut, au fond de la prison, des cris misérables, des appels haletants à la pitié, gueules et bras décharnés tendus entre les épaules cuirassées des gens d'armes. Vitalis, tandis qu'on lui ouvrait la porte, salua ces brailleurs faméliques d'une révérence bouffonne, en balayant le sol d'un plumet imaginaire.
Jacques Novelli convoqua Salomon d'Ondes pour le lendemain après l'angélus, dans la bibliothèque du couvent des frères prêcheurs. Cependant, il pouvait dormir ce soir même chez les frères, s'il ne savait pas où aller. Salomon lui répondit qu'il avait quelques amis catholiques dans Toulouse, et qu'il trouverait aisément un gîte. Ils se saluèrent d'un air compassé, et Novelli s'en alla.
Vitalis attendit que la porte ait claqué, en haut de l'escalier, pour tomber à genoux devant son nouveau maître et baiser ses mains. Il le fit comme un pitre, avec des gémissements de bête et des démonstrations d'affection excessives qui mirent Salomon dans un grand embarras. Il eut beaucoup de peine à le repousser. L'évêque s'amusa de sa mine offusquée, puis le prit par l'épaule et lui conseilla à demi-mot de retourner à la Juiverie. Personne ne le lui reprocherait, pour peu qu'il n'oublie pas de dire à qui voudrait l'entendre qu'il avait été bien traité et que les juifs, à l'avenir, n'auraient rien à craindre des autorités ecclésiastiques et civiles, même si les plus éprouvés d'entre eux ne pouvaient tout à fait s'acquitter de la prochaine dîme.
Ils remontèrent ensemble au soleil poussiéreux. Gui de l'Isle, qui détestait se frotter au peuple hors des processions et des grand-messes, s'en fut s'enfermer dans son évêché. Alors Salomon et Vitalis, encore englués d'ombre, titubants, ivres de la lumière de midi, s'en allèrent dans la bousculade des chariots, des portefaix et des matrones criardes s'asperger la figure et boire longuement aux deux jets de la fontaine du Griffoul, au milieu de la place. Après quoi, Vitalis le Troué, le visage ruisselant d'eau, de larmes et de bonheur, serra le juif dans ses bras.
– Je savais que vous me sauveriez, lui dit-il. Dès que je vous ai vu, je vous ai flairé: vous sentiez la liberté. Si vous voulez fuir, il faut partir sur l'heure: vous avez un jour d'avance. Je peux voler une paire de bons chevaux. Je vous les offre. Ainsi, nous serons quittes.
Salomon lui sourit avec une grande affection, et le bateleur comprit qu'il n'avait pas l'intention de quitter la ville.
– Je vois que vous aimez les combats de l'esprit, lui dit-il. Vous n'avez pas assez souffert, sans doute. Les gens de basse famille, comme moi, savent bien qu'il est déraisonnable de respecter la parole donnée à un Inquisiteur. Trahir les puissants est le devoir des pauvres, s'ils veulent vivre dignement.
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