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Andreï Makine: Au temps du fleuve Amour

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Andreï Makine ouvre son roman sur une scène rêvée de notre Occident. Un fantasme qui nous fera mesurer l'étendue de notre dépaysement. Les personnages appartiennent à un autre monde: le pays du grand blanc, au bord du fleuve Amour. Dans ces lieux de silence, la vie pourrait se confondre avec de simples battements de coeur si chaque mouvement de l'âme n'apportait sa révélation. Alors, le désir naît, de la sensualité des corps comme de la communion avec la nature offerte. L'amour a l'odeur des neiges vierges dans la profondeur de la taïga. Soudain, tout est bouleversé. L'Occident fait signe. D'abord un train qui passe, le mythique Transsibérien. Puis un film français, vision d'une existence éblouissante, appel peuplé de grandes actions et de créatures sublimes. Le vertige d'une autre histoire née sur les rives du fleuve Amour, aux berges de l'adolescence.

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Quand nous fûmes au milieu de la rivière, Outkine me poussa du coude en m'indiquant quelque chose au loin d'un mouvement brusque du menton.

Je suivis son regard. Sur la rive où nous allions accoster, je vis une silhouette féminine. Je la reconnus facilement. Une femme se tenait au bord de l'eau et, la main en visière, elle regardait le bac qui glissait lentement dans la coulée orange du soleil bas.

C'était Véra. Elle vivait dans une petite isba à la sortie du village. Tout le monde la disait folle. Nous savions qu'elle resterait comme ça jusqu'à ce que tous les passagers soient descendus sur la berge et soient remontés vers le village. Alors, elle s'approcherait du passeur et lui poserait une question à voix basse. Personne ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce que Verbine lui répondait.

Depuis des années et des années, elle descendait sur la rive et attendait quelqu'un qui ne pouvait venir qu'en été, que le soir, que dans la lenteur somnambulique de ce vieux bac noirci par le temps. Elle regardait, sûre de pouvoir distinguer, un jour, dans la foule endimanchée, son visage…

Quand le bac fut tout près du bord, Samouraï abandonna sa palette et vint nous rejoindre. Comme nous, il regarda la femme qui attendait l'arrivée du bac.

– Ça, elle a dû l'aimer! dit-il en secouant la tête avec conviction.

Nous sautâmes sur le sable les premiers. Et, en passant près de Véra, nous vîmes dans ses yeux sombres mourir l'espoir de ce jour…

Le soleil, échoué sur la taïga de la rive occidentale, ressemblait au disque doré du balancier immobile. Le temps s'était arrêté. Les envolées d'autrefois s'étaient rétrécies jusqu'aux aller et retour du vieux bac guidé par un câble rouillé…

Arrivé dans l'isba, je retirai de la commode de ma tante une glace au cadre ovale et m'y contemplai en profitant de la lumière pâle du crépuscule d'été. Cette contemplation, je le savais, était indigne d'un vrai homme. Je n'osais pas imaginer toutes les moqueries de Samouraï et d'Outkine, si par hasard j'étais surpris par eux à cette occupation de dames. Mais les paroles des deux blondes résonnaient encore à mes oreilles: «Un ange… Mais avec de petites cornes.» Bien des secrets remplissaient cet ovale terne qui s'éteignait lentement. Les traits qu'il reflétait pouvaient donc être aimés. Et rendre folle une femme… Et l'amener pendant de longues années sur la rive, dans un espoir impossible…

Une étrange confirmation de mes premières intuitions amoureuses m'était parvenue le jour de l'anniversaire de la Révolution.

Ma tante invita trois de ses meilleures amies, dont deux étaient aiguilleurs de chemin de fer, comme elle, et la troisième vendeuse au magasin d'alimentation de Kajdaï. Femmes seules, elles aussi.

Il y avait, sur la table, dans un grand plat de faïence, un bloc de porc en gelée qui ressemblait à un cube de glace grisâtre et luisant; de la choucroute froide assaisonnée d'huile et agrémentée de canneberge; des cornichons, bien sûr; du stroganina, ce poisson gelé et coupé en tranches transparentes et qu'on mange cru; des pommes de terre à la crème fraîche; des boulettes de bœuf grillées dans le poêle. Et la vodka qu'on mélangeait au sirop d'airelle.

La vendeuse avait apporté des galettes, des petits biscuits, des chocolats qu'on ne trouvait que dans sa réserve personnelle.

Les femmes ont bu; dans leurs voix adoucies on entendait comme le tintement des glaces qui se brisaient, fondaient. Vive la Révolution! Malgré ses rivières de sang, elle a donné naissance à ce fugitif instant de bonheur… Ne pensons pas au reste! C'est trop dur, n'y pensons plus! Au moins ce soir… Cela ne fera pas revenir ces chers visages, et cette poignée de jours heureux, et ces baisers qui sentaient la première neige, ou bien la dernière, on ne se rappelle plus. Ni ces yeux dans lesquels on voyait passer les nuages qui glissaient vers le Baïkal, vers l'Oural, vers Moscou assiégé. Ils sont partis à la poursuite de ces nuages, les ont rattrapés aux murs de Moscou, dans les champs glacés éventrés par les chars. Et ils les ont immobilisés dans leurs yeux grands ouverts, fixant pour toujours leur course légère vers l'ouest. Couchés dans une ornière gelée, le visage renversé dans le ciel noir.

Mais n'en parlons pas… La première neige, la dernière neige… Attends, Tania, je vais te donner ce morceau-là, il est moins grillé… Deux lettres j'ai reçu de lui, et puis… Ne pensons pas à ça… Deux lettres en deux ans… N'y pensons pas…

Perché sur la large surface tiède du grand poêle en pierre où étaient entassées les vieilles bottes de feutre, une couverture de laine et deux oreillers flasques, je somnolais. Je connaissais par cœur leurs conversations qui dérapaient toujours sur ce passé de guerre. Elles essayaient d'y échapper et se mettaient à évoquer les dernières nouvelles du village. Il paraît, disaient-elles, que la directrice, on l'a vue de nouveau avec… comment il s'appelle déjà?…

La chanson venait et les sauvait des nuages figés dans les yeux de leurs amoureux éphémères et des potins vieux de plusieurs années. Leurs voix s'éclaircissaient, s'élevaient. Et j'étais toujours surpris de voir à quel point ces femmes, ces ombres d'une autre époque, pouvaient être tout à coup graves et lointaines… Elles chantaient et, à travers mon sommeil voilé, j'imaginais ce cavalier qui luttait contre une tempête de neige et sa belle qui l'attendait devant la fenêtre noire. Et puis cette autre amoureuse qui implorait les oies sauvages de porter sa parole au bien-aimé parti «derrière la steppe, derrière la mer bleue». Et je me mettais à rêver à tout ce qui pouvait se cacher derrière cette mer bleue surgie subitement dans notre isba enneigée…

Ma tante vérifiait toujours si j'étais endormi avant de commencer à parler des frasques illusoires de la directrice. «Mitia! m'appelait-elle, en tournant la tête vers le poêle. Tu dors?» Je ne répondais pas. Et pour cause. Je ne voulais surtout pas rater le récit des nouvelles aventures de l'unique femme reconnue susceptible d'en avoir. Je restais muet. J'écoutais.

Cette fois, j'entendis de nouveau la question de ma tante. Et puis son soupir.

– Et voilà encore un souci, comme si j'en avais vraiment besoin, dit-elle à voix basse. Les filles vont bientôt s'accrocher à lui comme des bardanes à la queue d'un chien. Je le vois déjà venir…

– Ça, c'est sûr, confirma la vendeuse. Beau comme il est, tu auras, Petrovna, des fiancées à ne plus savoir qu'en faire…

– Oui, elles vont vite te le gâter, ton Dimitri, intervint une autre amie.

Je me relevai sur un coude, écoutant avec avidité. Me gâter! J'espérais tellement un mode d'emploi de cette terrible activité que je devinais intensément voluptueuse. Mais déjà elles parlaient d'une bonne recette de champignons salés…

Et moi, je sentis que même cet oreiller flasque sous ma joue renfermait dans la tiédeur de son duvet une étrange concupiscence déguisée. La promesse de quelque nuit fabuleuse dont les heures, l'obscurité, l'air même auraient la consistance de la chair et le goût du désir. Je me voyais au bord de l'Oleï. Debout, tout nu devant un feu de bois. Le corps transpercé de la fraîcheur glacée de l'eau. Et l'une des inconnues blondes – cristal ou ambre, je ne savais plus – se tenait de l'autre côté des flammes, nue elle aussi. Et elle me souriait, baignant dans le soleil, dans l'odeur dense de la résine de cèdre, dans l'insondable silence de la taïga. Je me plongeais de plus en plus profondément dans cet instant. Je tendais la main par-dessus le feu pour toucher celle de l'inconnue… La rive devenait tout à coup blanche, le silence de la taïga – hivernal. Et le tournoiement lent des flocons enveloppait nos corps dans une lumière de soleil tamisée.

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