Et pourtant, Charlotte, qui devait avoir à l'époque soixante-quatre ou soixante-cinq ans, était belle. S'installant en bas de la rive escarpée et sablonneuse de la Soumra, elle lisait sous les branches des saules qui recouvraient sa robe d'une résille d'ombre et de soleil. Ses cheveux argentés étaient rassemblés sur la nuque. Ses yeux me regardaient, de temps à autre, avec un léger sourire. J'essayais de comprendre ce qui, dans ce visage, dans cette robe très simple, irradiait la beauté dont j'étais presque confus de reconnaître l'existence.
Non, Charlotte n'était pas «une femme qui ne fait pas son âge». Ses traits n'avaient pas non plus cette joliesse hagarde qu'ont les visages «bien entretenus» des femmes vivant dans le combat permanent contre les rides. Elle ne cherchait pas à camoufler son âge. Mais le vieillissement ne provoquait pas chez elle ce rétrécissement qui émacie les traits et dessèche le corps. J'enveloppai du regard le reflet argenté de ses cheveux, les lignes de son visage, ses bras légèrement hâlés, ses pieds nus qui touchaient presque le ruissellement paresseux de la Soumra… Et avec une joie insolite, je constatai qu'il n'y avait pas de frontière stricte entre le tissu fleuri de sa robe et l'ombre tachetée de soleil. Les contours de son corps se perdaient imperceptiblement dans la luminosité de l'air, ses yeux, à la manière d'une aquarelle, se confondaient avec l'éclat chaud du ciel, le geste de ses doigts qui tournaient les pages se tissait dans l'ondoiement des longs rameaux des saules… C'était donc cette fusion qui cachait le mystère de sa beauté!
Oui, son visage, son corps ne se crispaient pas, effrayés par l'arrivée de la vieillesse, mais s'imprégnaient du vent ensoleillé, des senteurs amères de la steppe, de la fraîcheur des saulaies. Et sa présence conférait une étonnante harmonie à cette étendue déserte. Charlotte était là et, dans la monotonie de la plaine brûlée par la chaleur, une insaisissable consonance se formait: le bruissement mélodieux du courant, l'odeur âpre de la glaise humide et celle, épicée, des herbes sèches, le jeu de l'ombre et de la lumière sous les branches. Un instant unique, inimitable dans la suite indistincte des jours, des années, des temps…
Un instant qui ne passait pas.
Je découvrais la beauté de Charlotte. Et presque au même moment – sa solitude.
Ce jour-là, couché sur la berge, je l'écoutais parler du livre qu'elle emportait dans nos promenades. Depuis mon lapsus, je ne pouvais pas m'empêcher d'observer, tout en suivant la conversation, la façon dont ma grand-mère maniait le français. Je comparais sa langue à celle des auteurs que je lisais, à celle aussi des rares journaux français qui pénétraient dans notre pays. Je connaissais toutes les particularités de son français, ses tournures favorites, sa syntaxe personnelle, son vocabulaire et même la patine du temps que portaient ses phrases – la coloration «Belle Époque»…
Cette fois-là, plus que toutes ces observations linguistiques, une pensée surprenante me vint à l'esprit: «Voilà un demi-siècle que cette langue vit dans l'isolement complet, très rarement parlée, s'attaquant à une réalité étrangère à sa nature, telle une plante qui s'acharne à pousser sur une falaise nue…» Et pourtant le français de Charlotte avait gardé une extraordinaire vigueur, dense et pure, cette transparence d'ambre qu'acquiert le vin en vieillissant. Cette langue avait survécu à des tempêtes de neige sibériennes, à la brûlure des sables dans le désert de l'Asie centrale. Et elle résonne toujours au bord de cette rivière au milieu de la steppe infinie…
C'est alors que la solitude de cette femme se présenta à mon regard dans toute sa déchirante et quotidienne simplicité. «Elle n'a personne à qui parler, me dis-je avec stupéfaction. Personne à qui parler en français…» Je compris soudain ce que pouvaient signifier pour Charlotte ces quelques semaines que nous passions ensemble chaque été. Je compris que ce français, ce tissage des phrases qui me paraissait si naturel, se figerait dès mon départ pour une année entière, remplacé par le russe, par le froissement des pages, par le silence. Et j'imaginai Charlotte, seule, marchant dans les rues obscures de Saranza ensevelie sous la neige…
Le lendemain, je vis ma grand-mère parler à Gavrilytch, l'ivrogne et le scandaliste de notre cour. Le banc des babouchkas était vide – l'apparition de l'homme avait dû les chasser. Les enfants se cachaient derrière les peupliers. Les habitants, à leur fenêtre, suivaient avec intérêt la scène: cette étrange Française qui osait approcher le monstre. Je pensai de nouveau à la solitude de ma grand-mère. Mes paupières se remplirent de menus picotements: «C'est ça sa vie. Cette cour, ce soûlard de Gavrilytch, cette énorme isba noire, en face, avec toutes ces familles entassées les unes sur les autres…» Charlotte entra, un peu essoufflée, mais souriante, les yeux voilés de larmes de joie.
– Tu sais, me dit-elle en russe, comme si elle n'avait pas eu le temps de passer d'une langue à l'autre, Gavrilytch m'a parlé de la guerre, il défendait Stalingrad, sur le même front que ton père. Il m'en parle souvent. Il racontait un combat, au bord de la Volga. Ils se battaient pour reprendre aux Allemands une colline. Il disait qu'il n'avait jamais vu auparavant un tel mélange de chars en flammes, de cadavres déchiquetés, de terre en sang. Le soir, sur cette colline, il était parmi une douzaine de survivants. Il est descendu vers la Volga, il mourait de soif. Et là, sur la rive, il a vu l'eau très calme, le sable blanc, les roseaux et les alevins qui ont jailli à son approche. Comme du temps de son enfance, dans son village…
Je l'écoutais et la Russie, le pays de sa solitude, ne me paraissait plus hostile à sa «francité». Ému, je me disais que cet homme grand, ivre, au regard amer, ce Gavrilytch n'aurait osé parler à personne de ses sentiments. On lui aurait ri au nez: Stalingrad, la guerre et tout à coup ces roseaux, ces alevins! Personne dans cette cour n'aurait même pris la peine de l'écouter – qu'est-ce qu'un ivrogne peut évoquer d'intéressant? Il avait parlé à Charlotte. Avec confiance, avec la certitude d'être compris. Cette Française lui était plus proche à cet instant que tous ces gens qui l'observaient en escomptant un spectacle gratuit. Il les avait observés de son œil sombre en maugréant intérieurement: «Ils sont tous là, comme dans un cirque…» Tout à coup, il avait vu Charlotte traverser la cour avec un sac de provisions. Il s'était redressé et l'avait saluée. Une minute après, avec un visage comme éclairci, il racontait: «Et vous savez, Charlota Norbertovna, sous nos pieds ce n'était plus la terre, mais de la viande hachée. J'ai jamais vu ça, depuis le début de la guerre. Et puis, le soir, quand on en a fini avec les Allemands, je suis descendu vers la Volga. Et là, comment vous dire…»
Le matin, en sortant, nous passâmes à côté de la grande isba noire. Elle était déjà animée d'un bourdonnement épais. On entendait le sifflement coléreux de l'huile sur une poêle, le duo féminin et masculin d'une dispute, le mélange des voix et de la musique de plusieurs radios… Je jetai un coup d'œil à Charlotte, en haussant les sourcils avec une grimace moqueuse. Elle devina sans peine ce que mon sourire voulait dire. Mais la grande fourmilière réveillée sembla ne pas l'intéresser.
C'est seulement lorsque nous nous engageâmes dans la steppe qu'elle parla:
– Cet hiver, me disait-elle en français, j'ai porté des médicaments à cette brave Frossia, cette babouchka, tu sais, qui se sauve toujours la première dès qu'on voit Gavrilytch… Il faisait très froid, ce jour-là. J'ai eu beaucoup de peine à ouvrir la porte de leur isba…
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