Je me redressai brusquement en me tournant vers Charlotte. J'allais lui poser la question qui me torturait depuis des mois et que, mentalement, j'avais formulée et reformulée mille fois: «Dis-moi, en un seul mot, en une seule phrase, l'amour, c'est quoi?»
Mais Charlotte, croyant sans cloute prévenir une question bien plus logique, parla la première.
– Et tu sais ce qui m'a sauvée? Ou plutôt qui m'a sauvée… On ne te l'a pas encore raconté?
Je la regardais. Non, le récit du viol n'avait laissé aucune marque sur ses traits. Il y avait simplement cette palpitation d'ombre et de soleil dans le feuillage des saules qui effleurait son visage.
Elle avait été sauvée par un «saïgak», cette antilope du désert aux énormes naseaux, semblables à une trompe d'éléphant coupée court, et – dans un étonnant contraste – aux grands yeux craintifs et tendres. Charlotte avait vu souvent leurs troupeaux courir à travers le désert… Quand elle put enfin se relever, elle vit un saïgak qui lentement grimpait sur une dune de sable. Charlotte le suivit, sans réfléchir, instinctivement – l'animal était l'unique balise au milieu des vallonnements infinis des sables. Comme dans un rêve (l'air lilas avait cette vacuité trompeuse des songes), elle parvint à s'approcher de la bête. Le saïgak ne s'enfuit pas. Charlotte, dans la lumière floue du crépuscule, vit des taches noires sur le sable – du sang. L'animal s'affala, puis, en remuant violemment la tête, s'arracha à la terre, tangua sur ses longues pattes qui tremblaient, fit quelques sauts désordonnés. Tomba de nouveau. Il avait été blessé à mort. Par les hommes qui avaient failli la tuer, elle? Peut-être. C'était le printemps. La nuit fut glaciale. Charlotte se recroquevilla, en collant son corps contre le dos de la bête. Le saïgak ne bougeait plus. Sa peau était parcourue de frissons. Sa respiration sifflante ressemblait à des soupirs humains, à des mots chuchotés. Charlotte, dans l'engourdissement du froid et de la douleur, s'éveillait souvent en percevant ce murmure qui obstinément s'efforçait de dire quelque chose. A l'un de ces réveils, en pleine nuit, elle aperçut avec stupeur une étincelle, toute proche, qui brillait dans le sable. Une étoile tombée du ciel… Charlotte s'inclina vers ce point lumineux. C'était le grand œil ouvert du saïgak – et une constella-don superbe et fragile qui se reflétait dans ce globe rempli de larmes… Elle ne remarqua pas l'instant où les battements du cœur de cet être qui lui donnait sa vie s'arrêtèrent… Au matin, le désert miroitait de givre. Charlotte resta quelques minutes debout devant le corps immobile saupoudré de cristaux. Puis, lentement, elle escalada la dune que la bête n'avait pas pu franchir la veille. Parvenue jusqu'à la crête, elle poussa un «ah» qui résonna dans l'air matinal. Un lac, rose des premiers rayons, s'étendait à ses pieds. C'est cette eau que le saïgak essayait d'atteindre… On retrouva Charlotte, assise sur la rive, le soir même.
C'est dans les rues de Saranza, à la tombée de la nuit, qu'elle ajouta cet épilogue ému à son récit:
– Ton grand-père, dit-elle tout bas, n'a jamais évoqué cette histoire. Jamais… Et il aimait Serge, ton oncle, comme si c'était son propre fils. Même davantage, peut-être. C'est dur d'accepter, pour un homme, que son premier enfant soit né du viol. Surtout que Serge, tu sais, ne ressemble à personne dans la famille. Non, il n'a jamais parlé de cela…
Je sentis sa voix trembler légèrement. «Elle aimait Fiodor, pensai-je tout simplement. C'est lui qui a fait que ce pays où elle a tant souffert puisse être le sien. Et elle l'aime encore. Après toutes ces années sans lui. Elle l'aime dans cette steppe nocturne, dans cette immensité russe. Elle l'aime…»
L'amour m'apparut de nouveau dans toute sa douloureuse simplicité. Inexplicable. Inexprimable. Comme cette constellation se reflétant dans l'œil d'une bête blessée, au milieu d'un désert couvert de glace.
C'est le hasard d'un lapsus qui me révéla cette réalité déroutante: le français que je parlais n'était plus le même…
Ce jour-là, alors que je posais une question à Charlotte, ma langue fourcha. Je dus tomber sur l'un de ces couples de mots, un couple trompeur, comme il y en a beaucoup en français. Oui, c'étaient des jumeaux du genre «percepteur-précepteur», ou «décerner-discerner». De tels duos perfides, aussi risqués que ce «luxe-luxure», provoquaient autrefois, par mes maladresses verbales, quelques moqueries de ma sœur et des corrections discrètes de Charlotte…
Cette fois, il ne s'agissait pas de me souffler le mot juste. Après une seconde d'hésitation, je me corrigeai moi-même. Mais bien plus fort que ce flottement momentané, fut cette révélation foudroyante: j'étais en train de parler une langue étrangère!
Les mois de ma révolte ne restèrent donc pas sans conséquence. Non que j'eusse dorénavant moins de facilité pour m'exprimer en français. Mais la rupture était là. Enfant, je me confondais avec la matière sonore de la langue de Charlotte. J'y nageais sans me demander pourquoi ce reflet dans l'herbe, cet éclat coloré, parfumé, vivant, existait tantôt au masculin et avait une identité crissante, fragile, cristalline imposée, semblait-il, par son nom de tsvetok , tantôt s'enveloppait d'une aura veloutée, feutrée et féminine – devenant «une fleur».
Plus tard, je penserais à l'histoire du mille-pattes qui, interrogé sur la technique de sa danse, s'embrouilla tout de suite dans les mouvements, autrefois instinctifs, de ses innombrables membres.
Mon cas ne fut pas aussi désespéré. Mais depuis le jour du lapsus la question de la «technique» se fit incontournable. A présent le français devenait un outil dont, en parlant, je mesurais la portée. Oui, un instrument indépendant de moi et que je maniais en me rendant de temps en temps compte de l'étrangeté de cet acte.
Ma découverte, pour déconcertante qu'elle fût, m'apporta une intuition pénétrante du style. Cette langue-outil maniée, affûtée, perfectionnée, me disais-je, n'était rien d'autre que l'écriture littéraire. Dans les anecdotes françaises dont, pendant toute cette année-là, j'amusais mes collègues, j'avais déjà senti la première ébauche de cette langue romanesque: ne l'avais-je pas manipulée pour plaire soit aux «prolétaires», soit aux «esthètes»? La littérature se révélait être un étonnement permanent devant cette coulée verbale dans laquelle fondait le monde. Le français, ma langue «grand-maternelle», était, je le voyais maintenant, cette langue d'étonnement par excellence.
… Oui, c'est depuis cette journée lointaine passée au bord d'une petite rivière perdue au milieu de la steppe qu'il m'arrive, en pleine conversation française, de me souvenir de ma surprise d'autrefois: une dame aux cheveux gris, aux grands yeux calmes et son petit-fils sont assis au cœur de la plaine déserte, brûlée par le soleil et très russe dans l'infini de son isolement, et ils parlent en français, le plus naturellement du monde… Je revois cette scène, je m'étonne de parler français, je bafouille, je donnerais mon français aux chats. Étrangement, ou plutôt tout à fait logiquement, c'est dans ces moments-là, en me retrouvant entre deux langues, que je crois voir et sentir plus intensément que jamais.
Peut-être ce même jour où, prononçant «précepteur» au lieu de «percepteur», je pénétrais ainsi dans un silencieux entre-deux-langues, remarquai-je aussi la beauté de Charlotte…
L'idée de cette beauté me parut d'abord invraisemblable. Dans la Russie de ce temps, toute femme dépassant la cinquantaine se transformait en «babouchka» – un être dont il eût été absurde de supposer la féminité et, à plus forte raison, la beauté. Quant à affirmer: «Ma grand-mère est belle»…
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