Le médecin passerait dans leur maison à peine une minute. En prenant congé, il s'excuserait en levant les yeux au ciel et en poussant un soupir. C'est Sacha qui ferait le récit de la scène quand Nikolaï serait libéré.
En rentrant chez lui, après une semaine d'absence, il s'arrêta près de la porte fermée de la forge. Grâce aux nuits passées au milieu des prisonniers serrés les uns contre les autres, il pouvait imaginer ce que devait éprouver un homme qui, comme Goutov, avait passé plusieurs mois dans ces cellules bondées. Il fit un effort pour ne pas imaginer les tortures. Et les nuits après les tortures, avec la bouche remplie de sang et les ongles arrachés. Goutov avait dû vivre cela et, pendant une nuit, à travers le brouillard étouffant de la douleur, il avait inventé cette accusation qui sauverait ceux qu'il dénoncerait: Anna parlait aux kolkhoziens… En reprenant le chemin, Nikolaï remarqua que le long de l'isba de la forge les premières herbes et fleurs poussaient déjà en bottes claires et fraîches. Comme à chaque printemps.
Par une confiante superstition, il se laissa persuader que la vie avait enfin gagné. Et que la mort de Goutov, surtout une telle mort, était un tribut suffisant. Et que lui et Anna en étaient quittes avec cette visiteuse imprévisible. Les livres qu'Anna avait peu à peu accumulés dans leur maison ne parlaient d'ailleurs que de cette justice finale, de ce bonheur mérité au prix d'épreuves et de souffrances.
Quand, moins d'un an après, il se retrouva près du lit où Anna mourait, il crut, un moment, comprendre tout, jusqu'au bout: la vie n'était que cette simple d'esprit qu'il avait rencontrée unjour dans le village voisin. Cette femme assise, les jambes écartées, au croisement des chemins, ces yeux très clairs qui vous perçaient et ne vous voyaient pas, ces lèvres béates qui parlaient de «planter trois sabres sous chaque fenêtre de chaque isba», ces mains qui mélangeaient sans cesse, dans le pli de sa robe, le petit tas d'éclats de verre, de galets, de piécettes usées…
Il se secoua pour ne pas se laisser entraîner vers cette souriante folie. Et vit le geste d'Anna. Elle lui tendait une petite enveloppe grise. Il la prit, devina qu'il ne fallait pas l'ouvrir avant l'heure et, entendant du bruit, alla accueillir le médecin, en croisant à la porte Sacha qui entrait avec une carafe d'eau. Tout se répéta, comme des mois auparavant, mais dans un ordre différent. le médecin, le silence, la proximité de la mort… Comme les petits éclats de verre combinés dans la main aveugle de la simple d'esprit.
… Trois jours avant, Anna revenait du chef-lieu en marchant le long de la rivière, sur le sol qui vibrait, réveillé par la rupture des glaces, par les bruits de la débâcle. Un joyeux vertige mélangeait le soleil, les chocs crissants des glaces, la fraîcheur fauve des eaux libérées. Les gens qu'Anna croisait avaient un regard ébloui, un sourire confus comme si on les avait surpris ivres en plein jour. Quand, à la sortie du village, elle s'approcha du vieux pont de bois, elle crut, une seconde, être ivre elle-même: le pont n'enjambait plus la rivière, mais se cabrait, tourné dans le sens du courant. Il venait d'être arraché car les enfants qui couraient entre ses rambardes ne s'étaient encore aperçus de rien, fascinés par le tournoiement frénétique des glaçons, par les chocs qu'enduraient les piliers. Si elle avait été capable de les appeler, elle les aurait empêchés d'aller au bout du pont. Mais elle avait seulement pu accélérer le pas, puis courir, puis dévaler la pente gelée de la berge. Telles les perles d'un collier rompu, les enfants avaient glissé dans une trouée d'eau noire. Ce sauvetage aurait dû être bruyant, attirer beaucoup de monde… Sur la rive déserte et ensoleillée avaient retenti juste quelques geignements et le fracas de la glace brisée. Pour retirer l'un des enfants, Anna s'était avancée dans l'eau, en plongeant, les mains à la recherche du petit corps qui venait de disparaître. Elle luttait contre chaque seconde de froid, les rejetait d'abord sur la rive, les entraînait vers l'isba la plus proche, les déshabillait, les frottait. Son propre corps était de glace et, une heure après, de feu…
C'est seulement un mois après l'enterrement que Nikolaï retrouva presque par hasard l'enveloppe oubliée. Une belle écriture qu'il ne connaissait pas et qui n'avait rien à voir avec les caractères d'imprimerie qu'il avait appris à Anna. Pourtant c'était bien une lettre de sa femme. Elle disait son vrai nom – le nom de son père, le grand propriétaire terrien dont le domaine côtoyait autrefois les terres de Dol-chanski qui était un parent lointain de leur famille. Elle ne voulait pas emporter ce mensonge avec elle. Elle le remerciait de lui avoir donné la vie, de lui avoir appris la vie… Nikolaï passa plusieurs jours à s'habituer non pas à l'absence d'Anna mais à sa nouvelle présence dans les années qu'ils avaient vécues ensemble et dans les années d'avant. Il lui fallait imaginer Anna, cette jeune fille qui vivait à Saint-Pétersbourg, faisait de longs voyages à l'étranger et que rien ne prédestinait à le rencontrer, à vivre dans une isba de Dolchanka… Sacha lui avait raconté ce que la lettre n'avait pas le temps de dire.
Une nuit, il se réveilla, frappé par l'intensité de ce qu'il venait de rêver. Dans ce rêve régnait la même lumière pâle d'avant l'aube que derrière la fenêtre. Il marchait à travers une forêt si haute que tout en renversant la tête il ne voyait pas les sommets des arbres. Il avançait, guidé par un chant de plus en plus proche et qui rassemblait dans son écho toute la beauté de cette forêt encore embrumée de nuit, toute l'étendue du ciel qui commençait à pâlir, et même la finesse du dessin des feuilles qu'il écartait sur son passage, en s'approchant de celle qui chantait. À la surface du rêve, un doute grésilla: «Elle ne peut pas chanter… Elle est…» Mais il continua à marcher en reconnaissant de mieux en mieux la voix.
Il raconta ce rêve à Sacha qui venait comme autrefois les voir à Dolchanka.
Un an et demi plus tard, par une belle matinée de juin, Nikolaï rentrait de la ville, à cheval. Le soleil n'était pas encore levé et la forêt que longeait la route avait la sonorité d'une nef profonde et vide. Les appels des oiseaux gardaient une résonance discrète, nocturne… Avant de s'engager sur une montée sablonneuse, il tourna, entra dans la forêt, chercha l'endroit connu de lui seul. Mais la clairière d'autrefois, plus de vingt ans après, disparaissait sous tout un bois de trembles… Il allait rejoindre la route quand soudain surgit ce martèlement de sabots. Le bruit croissait si rapidement que ce ne pouvait être qu'un cheval poussé à fond de train. Nikolaï agita légèrement la bride, se rangea derrière un arbre. Un cavalier apparut sur la route. Un militaire courbé vers la crinière de son cheval, uni à lui en une seule flèche noire qui raya les troncs des bouleaux. Son visage était figé dans une grimace qui découvrait ses dents. «Un fou!» se dit Nikolaï en hochant la tête. La poussière tourbillonnait doucement au-dessus des traces laissées par la rafale des sabots…
En traversant le village voisin de Dolchanka, il aperçut la simple d'esprit assise sur une pyramide d'écots de pins. Quelques troncs étaient déjà équarris, des coulées de résine scintillaient sur leur chair rosée, telles des gouttes de miel. La vue de ce bois clair, prêt à se dresser en un mur d'isba, promettait le bonheur. La simple d'esprit dormait, sa bouche restait entrouverte comme si elle voulait annoncer une nouvelle. Sa main, dans le sommeil, continuait à remuer ses trésors de verre répandus sur le tissu élimé de sa robe.
En arrivant à Dolchanka, vers midi, Nikolaï vit une grande foule devant le soviet du village. Les femmes pleuraient, les hommes fronçaient les sourcils, les enfants riaient et recevaient des taloches. Une voix répéta plusieurs fois, mécaniquement: «Hitler, Hitler…» D'autres disaient: «Les Allemands…» La guerre venait de commencer.
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