Après le fameux printemps des aiguilles confisquées, il y eut deux années de famine, une centaine de morts à Dolchanka, plusieurs arrestations. Le dégoût que Nikolaï avait éprouvé, un jour, devant la machine télégraphique devint si quotidien qu'il ne le remarquait plus. Tout le monde savait que la famine avait été organisée. Mais pour ne pas perdre la raison, pour survivre au milieu de cette folie, il fallait ne pas y penser, il fallait s'attacher à la rectitude et à la bonne profondeur du sillon…
Et puis, même durant ces années-là, il leur arrivait de s'éveiller au milieu d'une belle journée d'octobre avec un vol d'oiseaux au-dessus de la rivière. Ou encore dans ce jour de grands froids: en rentrant, Nikolaï vit Anna près de la fenêtre, une main sur le berceau de leur deuxième enfant, et l'autre tenant un livre. Il s'approcha, s'assit à côté d'elle, tout engourdi de vent glacé, jeta un coup d'œil sur les pages. C'était un livre étranger, Anna ne faisait que regarder les images, des hommes et des femmes dans leurs habits amples à la mode ancienne, des villes inconnues. On trouvait encore dans les maisons du village ces volumes éparpillés de la bibliothèque du comte Dolchanski et, faute de pouvoir les lire, on s'en servait pour attiser le feu ou rouler une cigarette. «Ça, même si tu me demandais, je ne pourrais pas te l'apprendre!» dit-il en riant, le doigt glissant sur les caractères énigmatiques. Anna sourit, mais d'un air un peu lointain comme si elle était en train de chercher un mot oublié… Il y avait un calme infini dans leur isba à cet instant-là. L'enfant dormait, le feu sifflotait doucement dans le poêle, la fenêtre toute recouverte de glace flambait des mille granules écarlates d'un soleil bas. Cette clarté, ce silence étaient suffisants pour vivre. Tout le reste était un mauvais songe. Discours, voix haineuses parlant du bonheur, peur de ne pas être assez dur, de ne pas se montrer assez heureux, assez haineux envers les ennemis, peur, peur, peur… Tandis que la vie n'avait besoin que de ces minutes du couchant d'hiver, dans une pièce protégée par le silence de cette femme penchée au-dessus de l'enfant endormie.
Comme dans un mauvais songe, des changements arrivaient en se bousculant, en se contredisant, en rendant vaine toute envie de comprendre. Par une nuit d'été, dans un fenil, Batoum mourut au milieu d'un incendie parti de son mégot. Sa maîtresse se sauva. Lui, trop ivre, s'embrouilla dans les bottes de foin. Comment pouvait-on comprendre ça? L'homme qui avait poussé à la mort tant de monde avait péri comme un simple poivrot de village en provoquant presque de la pitié. Les kolkhoziens ne comprenaient pas… Carassin se maria au chef-lieu et y resta avec son épouse, une femme à l'énorme poitrine et qui dépassait d'une tête son mari. Cette masse de chair sembla engloutir ce révolutionnaire roux avec son excitation et ses rancunes. On les vit ensemble: il ressemblait à un petit fonctionnaire paisible et portait dans un filet une bouteille de lait et des craquelins… Les habitants de Dolchanka haussaient les épaules. Le camarade Krasny fit une carrière rapide dans j'appareil du Parti. On vit son nom apparaître plusieurs fois dans le journal de la ville, précédé de son nouveau titre – et la dernière fois sans ce titre, mais avec une mention devenue courante: «traître démasqué, caudataire de la bourgeoisie, espion à la solde des impérialistes». Ceux qui l'avaient connu à Dolchanka se demandaient pourquoi il avait fallu plus de dix ans pour le «démasquer». D'ailleurs, il y avait déjà au village toute une génération de jeunes à qui les noms de ces activistes des années vingt ne disaient plus rien en cette année 1936.
En pensant à cette jeunesse, Nikolaï se rendait compte de la solidité du monde nouveau. La révolution se débarrassait peu à peu des révolutionnaires et la vie revenait à sa substance de terre et de pain. Goutov, le forgeron, laissa l'enclume à son fils et fut élu président du kolkhoze. Il était déjà membre du Parti et y avait entraîné Nikolaï, en disant: « Il faut y aller, pays, sinon ils vont nous pêcher un autre Carassin…» Depuis longtemps, le portrait de Staline dans chaque maison était devenu presque invisible dans son évidence, aussi familier que l'était autrefois une icône. Nikolaï croyait beaucoup à la patience des neiges, des pluies, des vents, à la fidélité des champs, à la bienheureuse routine des jours qui allait tout remettre en place. Et quand à Moscou les têtes recommencèrent à tomber, il pensa à cette distance de plaines, de forêts, de neiges qui les éloignait de la capitale. Avec l'espoir d'un homme fatigué qui veut à tout prix se convaincre.
Au printemps, au plus fort des travaux, le président du kolkhoze fut arrêté… Ils passèrent plusieurs nuits sans se coucher, à veiller près de la fenêtre: Nikolaï, Anna, Pavel, qui était rentré de la ville pour une semaine de vacances, et Sacha. Ils ne voulaient surtout pas être surpris pendant leur sommeil et se retrouver dans la voiture noire à peine habillés comme tant de gens interpellés. Personne ne parlait et Nikolaï était content de ne pas avoir réussi à expliquer à son fils la différence entre leur vie et la vie d'autrefois. À présent, le jeune homme pouvait juger par lui-même.
La voiture arriva très tôt le matin. Anna réveilla Nikolaï qui s'était endormi, assis sur une chaise. On l'emmena aussitôt. Il eut le temps, comme dans une rapide gorgée, de retenir ce qu'il laissait: leurs visages, le salut hésitant d'une main, la lumière d'une lampe sur la table…
À la ville, avant même le début de l'interrogatoire, le juge d'instruction déclara que le président du kolkhoze leur avait «tout, absolument tout» dit, que leur complot avait été «démasqué» et que c'était dans son intérêt d'avouer les faits. Les questions défilèrent, mais durant les premières minutes, Nikolaï les entendait comme à travers un mur: la traîtrise de l'ancien forgeron avait atteint en lui quelque corde vitale dont lui-même ignorait la fragilité. Puis il pensa aux tortures qui arrachaient n'importe quelles calomnies, se calma, décida de se défendre jusqu'au bout.
C'est alors qu'en écoutant le juge, il comprit que celui-ci ignorait tout de lui, n'imaginait pas, même à peu près, où se trouvait Dolchanka et de quoi vivaient ses habitants, et ne disposait, en fait, d'aucun dossier. Juste une dizaine de pages qu'il fallait étayer par les réponses du prévenu pour faire de lui, le plus vite possible, un condamné. La nuit, dans la cellule où deux tiers des prisonniers restaient debout par manque de bancs, Nikolaï parla à un vieillard qui lui cédait de temps en temps sa place près du mur sur lequel tout le monde cherchait à s'appuyer. Le vieillard allait retourner au camp pour la deuxième fois, après y avoir déjà passé six ans. C'est lui qui expliqua à Nikolaï que le nombre de condamnés était planifié de la même façon que les tonnes de la récolte. Et comme il fallait toujours dépasser les prévisions du plan… Ils parlèrent jusqu'au matin. Avant d'être amené à l'interrogatoire, Nikolaï apprit que le vieillard était de trois ans son cadet. Un vieillard de trente-neuf ans.
Le juge comptait boucler l'affaire en une heure. Après quelques questions, il annonça la charge principale, celle que les dépositions du président du kolkhoze rendaient incontestable: Nikolaï avait rédigé des libelles que son épouse lisait aux kolkhoziens, menant ainsi une propagande contre-révolutionnaire…
Nikolaï parvint à ne pas trahir son émotion. Calmement, il expliqua pourquoi ce qu'on imputait à sa femme était impossible. Dans le regard du juge, il crut voir passer toutes les versions qui auraient permis de contourner cet argument. On pouvait accuser Anna d'attenter à la vie de Staline, de vouloir incendier le Kremlin ou empoisonner la Volga. Mais on ne pouvait pas l'accuser de parler… «Demain, j'enverrai le médecin pour l'expertise!» lâcha le juge, et il appela le garde.
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