Je me savais à présent incapable de dire la vérité de notre temps. Je n'étais ni un témoin objectif, ni un historien, ni surtout un sage moraliste. Je pouvais tout simplement reprendre ce récit interrompu alors par la nuit, par les routes qui nous attendaient, par les nouvelles guerres.
Je commençai à parler en cherchant seulement à préserver le ton de notre conversation nocturne d'autrefois, cette amertume sereine des paroles à portée de la mort.
Ces paroles que je t'adressais en silence firent de nouveau apparaître la femme aux cheveux blancs et l'enfant – mais dix ans après la nuit de leur fuite. Un soir de décembre, une bourgade noyée dans la neige à côté d'une gare de triage, l'ombre d'une grande ville à quelques kilomètres, la ville que les habitants appellent encore, par confusion, du nom qu'on vient de lui enlever, celui de Staline. La femme et l'enfant sont assis dans une pièce basse et pauvrement meublée, mais propre et bien chauffée, au dernier étage d'une lourde maison de bois. La femme a peu changé depuis dix ans, l'enfant est devenu cet adolescent de douze ans, au visage maigre, aux cheveux ras, aux mains et aux poignets rougis par le froid.
La femme, tête baissée vers la lampe, lit à haute voix. L'adolescent fixe son visage, mais n'écoute pas. Il a le regard de celui qui connaît une vérité rude et laide, le regard qui comprend que l'autre est en train de camoufler cette vérité sous l'innocente routine d'un passe-temps habituel. Ses yeux se posent sur les doigts de la femme qui tournent la page, et il ne peut retenir une rapide grimace de rejet.
L'adolescent sait que le confort touchant de cette pièce est enfoui dans la grande isba noire grouillant de vies, de cris, de disputes, de douleurs, d'ivresses. On entend les sanglots patients d'une voisine derrière le mur, les cognements du petit marteau du cordonnier dans l'appartement d'en face, l'appel d'une voix qui tente de rattraper le tambourinement des pas amplifiés par la cage d'escalier. Et sous les fenêtres, dans le crépuscule d'hiver, le pesant passage des trains dont on peut entrevoir le chargement – de longues grumes, des blocs de béton, des engins sous bâche…
L'adolescent se dit que cette femme qui lit à haute voix lui est totalement étrangère. C'est une étrangère! Venue d'un pays qui est, pour les habitants de la bourgade, plus lointain que la lune. Une étrangère qui a depuis longtemps perdu son nom d'origine et qui répond au prénom de Sacha. L'unique signe qui la rattache à son improbable patrie est cette langue, sa langue maternelle qu'elle apprend à l'adolescent durant ces samedis soir lorsqu'il obtient l'autorisation de sortir de l'orphelinat et de venir dans cette grande isba noire… Il fixe son regard sur ce visage, sur ces lèvres qui émettent des sons étranges et que pourtant il comprend.
Qui est-elle en fait? Il se rappelle d'anciennes histoires qu'elle lui racontait autrefois et qui se sont effacées sous les nouveautés de son enfance. Elle serait l'amie de ses grands-parents, Nikolaï et Anna. Elle aurait accueilli, un jour, chez elle le père de l'adolescent, Pavel. Elle est cette femme qui traversait un pont suspendu en s'agrippant aux cordes usées, portant un enfant dont elle serrait le vêtement entre ses dents…
Ces ombres qui sont la seule famille de l'adolescent lui paraissent incertaines. Il tend l'oreille à la lecture de la femme: un jeune chevalier aperçoit à travers le dais du feuillage le donjon d'un château… Le regard de l'adolescent s'aiguise, ses lèvres se crispent dans un rictus de défi. Il s'apprête à dire à cette femme la vérité qu'il connaît désormais, la vérité fruste et plate qu'elle essaie de dissimuler sous ces «dais», «donjons» et autres jolies vieilleries.
Cette vérité a éclaté ce matin, à l'orphelinat, quand un petit chef de bande entouré de ses sbires lui a lancé ces mots, moitié mots, moitié crachats: «Mais tout le monde le sait, ton père, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien!»
Toute la vérité du monde se concentrait dans ce crachat. C'était la matière même de la vie. Son agresseur ne pouvait certainement pas deviner comment était mort le père de l'adolescent, mais il savait que dans leur orphelinat il n'y avait que cela: des enfants de parents déchus, souvent des héros déchus, morts en prison, exécutés pour ne pas ternir l'image du pays. Les enfants s'inventaient, pour pères, des explorateurs du pôle Nord happés par les glaces, des pilotes de guerre disparus. Le mot-crachat le prive à jamais de cette fiction acceptée d'un accord tacite.
La femme a interrompu sa lecture. Elle a dû sentir son inattention. Elle se lève, va à l'armoire, retire un cintre. L'adolescent toussote, en se préparant une voix dure qui va interroger, accuser, railler. Surtout railler ces samedis soir, son ancien paradis, avec ces lectures au milieu des claquements des rails, des sanglots avinés, au milieu d'un grand néant enneigé habité à contrecœur qui est leur pays. Il se tourne vers la femme, mais ce qu'elle dit devance d'une seconde l'aigreur des mots dont il sentait déjà la brûlure dans sa gorge.
«Regarde, j'ai cousu ça pour toi, dit-elle en déployant une chemise en gros coton gris-vert. Une vraie vareuse de soldat, n'est-ce pas? Tu pourras la mettre lundi.»
L'adolescent prend ce cadeau et reste muet. D'un geste machinal, il caresse le tissu, remarque les lignes de points très réguliers bien que faits à la main. À la main… Avec une douleur subite, il pense à cette main droite, à la main mutilée par un éclat de bombe, à ces doigts gourds qu'il a fallu forcer pour maîtriser le va-et-vient de l'aiguille. Il comprend que la vérité du monde n'est rien sans cette main barrée d'une longue cicatrice. Que ce monde n'aurait pas de sens si l'on oubliait la vie de cette femme venue d'ailleurs et qui a partagé, sans broncher, le destin de ce grand néant blanc avec ses guerres, sa cruauté, sa beauté, sa douleur.
Il incline de plus en plus la tête pour ne pas montrer ses larmes. La femme s'assoit, prête à reprendre la lecture. C'est juste avant la première phrase qu'il lâche dans un chuchotement entravé: «Pourquoi les mitrailleurs l'ont tué?»
La réponse de la femme ne viendra pas tout de suite et, d'un samedi à l'autre, prendra plusieurs mois. Elle parlera d'une famille dans laquelle, peu à peu, l'adolescent reconnaîtra ceux qui, avant, n'existaient que dans de vagues légendes de son enfance. Le récit prendra fin un soir d'été, après le coucher du soleil, dans l'air encore chaud et fluide au-dessus de la steppe.
C'est cette lumière que j'avais devant mon regard quand je parlais silencieusement en répétant pour toi les paroles de Sacha.
Le cheval tourna légèrement la tête, son œil violet refléta l'éclat du couchant, le ciel limpide et froid. Nikolaï passa sa main sous la crinière, tapota doucement le cou tiède, entendit, en réponse, un bref soufflement plaintif. Ils longeaient, au pas, une forêt qui, à la tombée de la nuit, paraissait interminable et d'où venait l'odeur des dernières plaques de glace tapies dans les fourrés. Nikolaï savait que dans un moment, le cheval allait répéter son jeu, ce regard tourné vers le cavalier, cet insensible ralentissement de la marche. Il faudrait alors le rabrouer gentiment, à mi-voix: «Hou, paresseux! Déjà il veut dormir. Bon, bon, si c'est comme ça, je vais te vendre aux bandits. Tu vas voir…» À ces paroles, le cheval baissait la tête, l'air à la fois résigné et grognon. Après deux ans de guerre passés ensemble, il comprenait même les boutades de l'homme qu'il portait.
Ces heures du crépuscule étaient le meilleur temps pour éviter les rencontres. On voyait encore où le cheval mettait le pied, mais déjà dans les bivouacs parsemés à travers la plaine les soldats allumaient les feux et il était plus facile de les contourner. Il lui fallait éviter les Rouges dont il venait de quitter les troupes. Éviter les Blancs pour lesquels il restait un Rouge. Ne pas croiser des bandes armées dont la couleur variait au gré des pillages… Et la forêt de printemps, avec ses feuilles à peine sorties, protégeait mal.
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