24e veut s'expliquer mais le plus simple encore, pour les deux myrmécéennes, c'est de se livrer à une C.A.
Princesse 103e est d'accord pour que leurs cerveaux se branchent l'un sur l'autre. Leur dialogue prendra ainsi une intensité, une profondeur et une rapidité inégalées. Toutes deux approchent doucement leurs segments sensoriels, se cherchent et se palpent un peu comme si, par jeu, elles voulaient faire croire qu'elles ont oublié comment on s'y prend pour communiquer intensément.
Ça y est! Leurs quatre antennes sont collées deux à deux. La pensée de l'une entre directement en contact avec celle de l'autre.
Princesse 103e comprend que ce qu'elle a pris pour un léger changement chez 24e est en fait bien davantage. La jeune exploratrice s'est dotée d'un… sexe. Elle aussi! 24e s'explique. Sa passion pour les jolies histoires lui a donné l'envie de jouir d'une plus grande sensibilité. Elle s'est donc mise en quête d'un nid de guêpes. Elle a fini par obtenir de la gelée hormonale royale au milieu d'un nid de guêpes rhysses.
Pour des raisons indéterminées, peut-être la température, peut-être la manière dont elle a assimilé ce cocktail d'hormones, elle s'est retrouvée avec un sexe… masculin.
24e est maintenant un mâle.
24e est désormais un prince.
Toi aussi, tu as changé. Tes antennes exhalent des relents différents. Tu…
La princesse ne le laisse pas finir.
Moi aussi, grâce à la gelée des guêpes, j'ai obtenu un sexe. Je suis désormais une femelle.
Les antennes s'immobilisent, désorientées. C'est si étrange. Elles se sont quittées toutes deux soldates asexuées, individus neutres sans importance programmés pour vivre trois années au plus. À présent, grâce à un artifice merveilleux de leurs ancêtres les guêpes, elles sont promues prince et princesse myrmécéens, dotés de cette formidable capacité de transmettre leurs spécificités à leur future progéniture.
Sans réfléchir, les deux fourmis se livrent à une nouvelle trophallaxie sucrée, bien plus profonde, celle-là.
Prince 24e renvoie en sens inverse la nourriture que lui a donnée Princesse 103e puis Princesse 103e offre à nouveau une goulée de pâte alimentaire.
Certains aliments ont déjà fait trois allers-retours d'un jabot social à l'autre. Mais elles aiment bien échanger le contenu de leur jabot social. C'est si rassurant. Alors qu'autour d'elles, leurs compagnes s'affairent à se raconter leurs odyssées respectives, les deux métamorphosées s'isolent parmi les étamines du nénuphar nacré.
En hâte, Princesse 103e explique ce qu'elle a appris des Doigts, elle explique la télévision, la machine à communiquer avec les Doigts, leurs inventions, leurs angoisses, tout…
Les deux sexuées pensent évidemment à s'accoupler.
Cependant 103e a un mouvement de recul.
Tu ne veux pas de moi?
Non, c'est autre chose. Les deux fourmis savent. Dans les sociétés insectes, les mâles meurent lors de l'acte amoureux. Peut-être Princesse 103e a-t-elle été pervertie par le romantisme des Doigts mais elle ne veut pas voir périr son ami 24e. Sa survie lui importe plus que l'accouplement.
D'un commun accord, ils décident donc de ne plus penser à s'emboîter.
La nuit tombe. Fourmis de la communauté du Corni-gera et fourmis du cuirassé-tortue s'endorment au creux de la caverne d'un nid de serpents. Demain, la route sera longue.
UTOPIE DES ADAMITES : En 1420, s'est produite en Bohême la révolte des Hussites. Précurseurs du protestantisme, ils réclamaient la réforme du clergé et le départ des seigneurs allemands. Un groupe plus radical se détacha du mouvement: les Adamites. Eux remettaient en cause non seule ment l'Église mais la société tout entière. Ils estimaient que la meilleure manière de se rapprocher de Dieu serait de vivre dans les mêmes conditions qu'Adam, le premier homme avant le péché originel. D'où leur appellation.
Ils s'installèrent sur une île du fleuve Moldau, non loin de Prague. Ils y vécurent nus, en communauté, mettant tous leurs biens en commun et faisant de leur mieux pour recréer les conditions de vie du Paradis terrestre, avant la «Faute». Toutes les structures sociales étaient bannies. Ils avaient supprimé l'argent, le travail, la noblesse, la bourgeoisie, l'administration, l'armée. Ils s'interdisaient de cultiver la terre et se nourrissaient de fruits et de légumes sauvages. Ils étaient végétariens et pratiquaient le culte direct de Dieu, sans Église et sans clergé intermédiaires.
Ils irritaient évidemment leurs voisins hussites qui ne prisaient guère tant de radicalisme. Certes, on pouvait simplifier le culte de Dieu, mais pas à ce point. Les seigneurs hussites et leurs armées encerclèrent les Adamites sur leur île et massacrèrent, jusqu'au dernier, ces hippies avant l'heure.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
108. PAR L'EAU ET LE TÉLÉPHONE
Tandis que les CRS étaient occupés à poursuivre Julie et les amazones, les sept autres groupes de manifestants, conduits chacun par un Nain, effectuaient un grand détour par les rues avoisinantes et se regroupaient à l'arrière du lycée, libre de toute présence policière.
Ji-woong sortit tout bonnement la clef que lui avait confiée le proviseur pour faciliter les répétitions, et ouvrit la porte au nouveau blindage anti-incendie. Le plus silencieusement possible, la foule s'engouffra dans le lycée. Quand Maximilien s'avisa du stratagème en voyant apparaître des visages joyeux à la grille sur le devant, il était trop tard.
– Ils passent par l'arrière! cria-t-il dans son porte- voix.
Ses hommes firent volte-face, plantant là Julie et les siennes. Mais plus de sept cents personnes étaient déjà entrées en trombe et Ji-woong s'était empressé de refermer les solides serrures de la porte blindée. Les CRS ne pouvaient rien contre cette épaisse protection.
– Phase 2, terminée, lança David dans, son téléphone.
Le groupe de Julie se rassembla alors devant la grilleabandonnée par les policiers, David vint leur ouvrir et une centaine de nouveaux «révolutionnaires» rejoignirent les autres à l'intérieur du lycée.
– Ils passent par l'avant, revenez! intima Maximilien.
À force de courir en tous sens avec leur attirail, casque, bouclier, lance-grenades, gilet pare-balles et chaussures à lourdes semelles, les CRS étaient exténués. En plus, le lycée était suffisamment étendu pour qu'ils n'atteignent pas l'entrée à temps.
Ils trouvèrent la grille refermée et, derrière, les amazones, toujours aussi aguicheuses et taquines, qui se moquaient d'eux.
– Ils sont tous à l'intérieur, chef, et barricadés en plus.
Ainsi, huit cents personnes occupaient le lycée. Julie en était d'autant plus satisfaite qu'ils avaient réussi cette prouesse sans aucune escarmouche, simplement en épuisant leurs adversaires par des mouvements tactiques.
Maximilien n'avait pas l'habitude de voir des manifestants pratiquer des stratégies de guérilla. Il avait toujours eu affaire à des foules qui avançaient tout droit, sans réfléchir.
Que des manifestants n'ayant pas même à leur tête un parti politique ou un syndicat classique puissent ainsi se mouvoir en légions compactes l'impressionna et l'inquiéta.
Même le fait qu'il n'y ait de blessés dans aucun camp n'était pas pour le rassurer. Il y en avait en général au moins trois, de part et d'autre, dans ce genre d'échauffou-rées. Ne serait-ce que ceux qui trébuchent en courant et se tordent la cheville. Or là, dans une manifestation opposant huit cents personnes à trois cents CRS, ils n'avaient aucun accident à déplorer.
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