— Tu reviendras samedi prochain ?
— Pour quoi faire ?
— Euh... Pour te reposer...
— On verra...
— Je te le demande...
— On verra...
— On s'embrasse pas ?
— Nan. Je viendrai te baiser samedi prochain si j'ai rien de mieux à faire mais je t'embrasse plus.
— Bon.
Il alla dire au revoir à sa grand-mère et disparut au bout du chemin.
Camille retourna à ses gros pots de peinture. Elle donnait dans la décoration intérieure maintenant...
Elle commença à réfléchir et puis non. Sortit ses pinceaux du white-spirit et les essuya longuement. Il avait raison : on verra.
Et leur petite vie reprit. Comme à Paris mais en plus lent encore. Et au soleil.
Camille fit la connaissance d'un couple d'Anglais qui retapaient la maison d'à côté. On s'échangea des trucs, des astuces, des outils et des verres de gin tonic à l'heure où les martinets mènent la danse.
Elles allèrent au musée des Beaux-Arts de Tours, Paulette attendit sous un cèdre immense (trop d'escaliers) pendant que Camille découvrait le jardin, la très jolie femme et le petit-fils du peintre Edouard Debat-Ponsan. Il n'était pas dans le dictionnaire celui-là... Comme Emmanuel Lansyer dont elles avaient visité le musée à Loches quelques jours plus tôt... Camille aimait beaucoup ces peintres qui n'étaient pas dans le dictionnaire... Ces petits maîtres, comme on disait... Les régionaux de l'étape, ceux qui n'avaient pour cimaise que les villes qui les avaient accueillis. Le premier restera à jamais le grand-père d'Olivier Debré et le second l'élève de Corot... Bah... Sans la chape du génie et de la postérité, leurs tableaux se laissaient aimer plus tranquillement. Et plus sincèrement peut-être...
Camille était sans cesse en train de lui demander si elle ne voulait pas aller aux toilettes. C'était idiot, ce truc d'incontinence mais elle se raccrochait à cette idée fixe pour la garder près du bord... La vieille dame s'était laissée aller une fois ou deux et elle l'avait engueulée copieusement :
« Ah ! Non, ma petite Paulette, tout ce que vous voulez mais pas ça ! Je suis là rien que pour vous ! Demandez-moi ! Restez avec moi, bon sang ! Qu'est-ce que ça veut dire de se chier dessus comme ça ? Vous n'êtes pas enfermée dans une cage que je sache ?
- ...
— Hé ! Ho ! Paulette ! Répondez-moi. Vous virez sourde en plus ?
— Je voulais pas te déranger...
— Menteuse ! Vous ne vouliez pas vous déranger ! »
Le reste du temps, elle jardinait, bricolait, travaillait pensait à Franck et lisait — enfin — Le Quatuor d'Alexandrie . À voix haute quelquefois.... Pour la mettre dans l'ambiance... Et puis c'était son tour de raconter les opéras...
« Écoutez, là, c'est très beau.... Don Rodrigue propose à son ami d'aller mourir à la guerre avec lui pour lui faire oublier qu'il est amoureux d'Elisabeth...
« Attendez, je monte le son... Ecoutez-moi ce duo, Paulette... Dieu, tu semas dans nos â-â-âmes... fredonnait-elle en bougeant ses poignets, na ninana ninana...
« C'est beau, hein ? »
Elle s'était assoupie.
Franck ne vint pas le week-end suivant mais elles eurent la visite des inséparables monsieur et madame Marquet.
Suzy avait posé son coussin de yoga dans les herbes folles et Philibert lisait dans un transat des guides sur l'Espagne où ils devaient se rendre la semaine suivante pour leur voyage de noces...
— Chez Juan Carlos... Mon cousin par alliance.
— J'aurais dû m'en douter... sourit Camille.
— Mais... Et Franck ? Il n'est pas là ?
— Non.
— En motocyclette ?
— Je ne sais pas...
— Tu veux dire qu'il est resté à Paris ?
— J'imagine...
— Oh Camille... se désola-t-il...
— Quoi, Camille ? s'énerva-t-elle, Quoi ? C'est toi-même qui m'as dit en parlant de lui la première fois qu'il était impossible... Qu'il avait rien lu à part les petites annonces de Motobeaufeland Magazine , que... que...
— Chut. Calme-toi. Je ne te reproche rien.
— Non, tu fais pire...
— Vous aviez l'air si heureux...
— Oui. Eh bien justement. Restons-en là. N'abîmons pas tout...
— Tu crois que c'est comme tes mines de crayon ? Tu crois que ça s'use quand on s'en sert ?
— De quoi ?
— Les sentiments.
— De quand date ton dernier autoportrait ?
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— De quand ?
— Longtemps...
— C'est bien ce que je pensais...
— Ça n'a rien à voir.
— Non bien sûr...
— Camille ?
— Mmm...
— Le 1er octobre 2004 à huit heures du matin...
— Oui?
Il lui tendit la lettre de Maître Buzot, notaire à Paris.
Camille la lut, la lui rendit et s'allongea dans l'herbe à ses pieds.
— Pardon ?
— C'était trop beau pour durer...
— Je suis désolé...
— Arrête.
— Suzy regarde les annonces dans notre quartier... C'est bien aussi, tu sais ? C'est... c'est pittoresque comme dirait mon père...
— Arrête. Et Franck, il est au courant ?
— Pas encore.
Il s'annonça pour la semaine suivante.
— Je te manque trop ? lui susurra Camille au téléphone.
— Nan. J'ai des trucs à faire sur ma moto... Philibert t'a montré la lettre ?
— Oui.
- ...
— Tu penses à Paulette ?
— Oui.
— Moi aussi.
— On a joué au yo-yo avec elle... On aurait mieux fait de la laisser là où elle était...
— Tu le penses vraiment ? ajouta Camille.
— Non.
La semaine passa.
Camille se lava les mains et retourna dans le jardin rejoindre Paulette qui prenait le soleil dans son fauteuil.
Elle avait préparé une quiche... Enfin une espèce de tarte avec des bouts de lardons dedans... Enfin, un truc à manger, quoi...
Une vraie petite femme soumise attendant son homme...
Elle était déjà à genoux en train de gratter la terre quand sa vieille compagne murmura dans son dos :
— Je l'ai tué.
— Pardon ?
Misère.
Elle débloquait de plus en plus ces derniers temps...
— Maurice... Mon mari... Je l'ai tué.
Camille se redressa sans se retourner.
— J'étais dans la cuisine en train de chercher mon porte-monnaie pour aller au pain et je... Je l'ai vu tomber... Il était très malade du cœur, tu sais... Il râlait, il soupirait, son visage était... Je... J'ai mis mon gilet et je suis partie.
« J'ai pris tout mon temps... Je me suis arrêtée devant chaque maison...Et le petit, comment ça va ? Et vos rhumatismes, ça s'arrange ? Et cet orage qui se prépare, vous avez vu ? Moi qui ne suis pas très causante, j'étais bien aimable ce matin-là... Et le pire de tout c'est que j'ai joué une grille de Loto... Tu te rends compte ? Comme si c'était mon jour de chance... Bon et puis je... Je suis rentrée quand même et il était mort.
Silence.
— J'ai jeté mon billet parce que je n'aurais jamais eu le toupet de vérifier les numéros gagnants et j'ai appelé les pompiers... Ou le Samu... Je ne sais plus... Et c'était trop tard. Et je le savais...
Silence.
— Tu ne dis rien ?
— Non.
— Pourquoi tu ne dis rien ?
— Parce que je pense que c'était son heure.
— Tu crois ? la supplia-t-elle.
— J'en suis sûre. Une crise cardiaque, c'est une crise cardiaque. Vous m'avez dit un jour qu'il avait eu quinze ans de sursis. Eh ben voilà, il les avait eus.
Et pour lui prouver sa bonne foi, elle se remit à travailler comme si de rien n'était.
— Camille ?
— Oui.
— Merci.
Quand elle se releva une bonne demi-heure plus tard, l'autre dormait en souriant.
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