— Non.
— Eh bien, vous verrez... C'est... c'est étonnant, vraiment... Quoi qu'il en soit, je vous en su... supplie, demeurez au-dessus de la mêlée. Faites-le pour moi, Camille...
— Mais je ne vais pas rester là très longtemps, vous le savez bien...
— Moi non plus. Lui non plus, mais en attendant, tâchons de vivre en bon voisinage... Le monde est déjà assez redoutable sans nous, n'est-ce pas ? Et puis vous me fai... faites bégayer quand vous dites des bé... bêtises...
Elle se leva pour éteindre la bouilloire.
— Vous, vous n'avez pas l'air convaincu...
— Si, si, je vais essayer. Mais, bon, je ne suis pas très douée dans les rapports de force... En général je jette l'éponge avant de chercher des arguments...
— Pourquoi ?
— Parce que.
— Parce que c'est moins fatigant ?
— Oui.
— Ce n'est pas une bonne stratégie, croi... croyez-moi. A long terme, ça vous perdra.
— Ça m'a déjà perdue.
— À propos de stratégie, je vais suivre une conférence pa... passionnante sur l'art militaire de Napoléon Bonaparte la semaine prochaine, vous voulez m'accompagner ?
— Non, mais allez-y, tiens, je vous écoute : parlez-moi de Napoléon...
—Ah ! Vaste sujet... Vous désirez une rondelle de ci... citron ?
— Holà, Bijou ! je ne touche plus au citron, moi ! Je ne touche plus à rien, d'ailleurs...
Il lui fit les gros yeux :
— Au... au-dessus de la mêlée, j'ai dit.
Le Temps Retrouvé , pour un endroit où ils allaient tous crever, c'était vraiment bien vu comme nom... N'importe quoi...
Franck était de mauvaise humeur. Sa grand-mère ne lui adressait plus la parole depuis qu'elle vivait ici et il était obligé de se creuser le ciboulot dès le périph' pour trouver des choses à lui raconter. La première fois, il avait été pris de court et ils s'étaient observés en chiens de faïence pendant tout l'après-midi... Finalement, il s'était posté devant la fenêtre et avait commenté à haute voix ce qui se passait sur le parking : les vieux qu'on chargeait, ceux qu'on déchargeait, les couples qui s'engueulaient, les enfants qui couraient entre les voitures, celui-là qui venait de se manger une taloche, la jeune fille qui pleurait, le roadster Porsche, la Ducati, la série 5 flambant neuve et le va-et-vient incessant des ambulances. Une journée passionnante, vraiment.
C'était madame Carminot qui avait pris en charge le déménagement et il était arrivé comme une fleur le premier lundi, sans se douter une seconde de ce qui l'attendait...
L'endroit d'abord... Finance oblige, il s'était rabattu sur une maison de retraite publique construite à la va-vite aux confins de la ville entre un Buffalo Grill et une déchetterie industrielle. Une ZAC, une ZIF, une ZUP, une merde. Une grosse merde posée au milieu de nulle part. Il s'était perdu et avait tourné pendant plus d'une heure au milieu de tous ces hangars gigantesques en cherchant un nom de rue qui n'existait pas et en s'ar rêtant à chaque rond-point pour essayer de décrypter des plans imbitables, et quand enfin, il avait béquille et enlevé son casque, il avait été presque soulevé de terre par une bourrasque de vent. « Non, mais, c'est quoi ce délire ? Depuis quand on installe les vieux dans les courants d'air ? J'ai toujours entendu dire que le vent, ça leur rongeait la tête, moi... Oh putain... Dites-moi que c'est pas vrai... Qu'elle est pas là... Pitié... Dites-moi que je me suis trompé... »
Il faisait une chaleur à crever là-dedans, et, au fur et à mesure qu'il s'était approché de sa chambre, il avait senti sa gorge se resserrer, se resserrer, se resserrer tellement qu'il lui avait fallu plusieurs minutes avant de pouvoir prononcer le moindre mot.
Tous ces vioques, moches, tristes, déprimants, geignants, gémissants avec leurs bruits de savates, de dentiers, de succion, leurs gros ventres et leurs bras squelettiques. Celui-ci avec son tuyau dans le nez, l'autre, là, qui couinait tout seul dans son coin et celle-ci, complètement recroquevillée sur son fauteuil roulant comme si elle sortait d'une crise de tétanie... On lui voyait même ses bas et sa couche...
Et cette chaleur, bordel ! Pourquoi ils ouvraient jamais les fenêtres ? Pour les faire clamser plus vite ?
Quand il était revenu la fois suivante, il avait gardé son casque jusqu'à la chambre 87 pour ne plus voir tout ça, mais une infirmière l'avait chopé et lui avait ordonné de l'enlever immédiatement parce qu'il effrayait ses pensionnaires.
Sa Mémé ne lui adressait plus la parole, mais cherchait son regard pour le soutenir, le défier et lui faire honte : « Alors ? Tu es fier de toi, mon petit ? Réponds-moi. Tu es fier de toi ? » Voilà ce qu'elle lui répétait en silence pendant qu'il soulevait les voilages et cherchait sa moto du regard.
Il était trop énervé pour pouvoir s'endormir. Il continuait de tirer le fauteuil près de son lit, cherchait des mots, des phrases, des anecdotes, des conneries et puis, de guerre lasse, finissait par allumer la télévision. Il ne la regardait pas, il regardait la pendule derrière et décomptait sa présence : dans deux heures, je me casse, dans une heure je me casse, dans vingt minutes...
Exceptionnellement, il était venu un dimanche cette semaine-là parce que Potelain n'avait pas eu besoin de ses services. Il avait traversé le hall en trombe, haussant juste les épaules en découvrant la nouvelle décoration trop criarde et tous ces pauvres vieux coiffés de chapeaux pointus.
— Qu'est-ce qui se passe, c'est carnaval ? avait-il demandé à la dame en blouse qui prenait l'ascenseur avec lui.
— On répète un petit spectacle pour Noël... Vous êtes le petit-fils de madame Lestafier, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Elle n'est pas très coopérative votre grand-mère...
— Ah?
— Non. C'est le moins qu'on puisse dire... Une vraie tête de mule...
— Je croyais qu'elle n'était comme ça qu'avec moi. Je pensais qu'avec vous, elle était plus euh... plus facile...
— Oh, avec nous, elle est charmante. Une perle. Une merveille de gentillesse. Mais c'est avec les autres que ça se passe mal... Elle ne veut pas les voir et préfère ne pas manger plutôt que de descendre dans la salle commune...
— Alors quoi ? Elle ne mange pas ?
— Eh bien, nous avons fini par céder... Elle reste dans sa chambre...
Comme elle ne l'attendait que le lendemain, elle fut surprise de le voir et n'eut pas le temps d'enfiler son costume de vieille dame outragée. Pour une fois, elle n'était pas dans son lit, mauvaise et droite comme un piquet, elle était assise devant la fenêtre et cousait quelque chose.
— Mémé ?
Oh zut, elle aurait voulu prendre son air pincé mais n'avait pu s'empêcher de lui sourire.
— Tu regardes le paysage ?
Elle avait presque envie de lui dire la vérité : « Tu te moques de moi ? Quel paysage ? Non. Je te guette, mon petit. Je passe mes journées à te guetter... Même quand je sais que tu ne viendras pas, je suis là. Je suis toujours là... Tu sais, maintenant je reconnais le bruit de ta motocyclette au loin et j'attends de te voir enlever ton casque pour me fourrer dans mon lit et te présenter ma soupe à la grimace... » Mais elle prit sur elle et se contenta de ronchonner.
Il se laissa tomber à ses pieds et s'adossa contre le radiateur.
— Ça va ?
— Mmm.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— ...
— Tu fais la gueule ?
— ...
Ils se tinrent par la barbichette pendant un bon quart d'heure puis il se frotta la tête, ferma les yeux, soupira, se décala un peu pour se retrouver bien en face d'elle et lâcha d'une voix monocorde :
— Écoute-moi, Paulette Lestafier, écoute-moi bien : « Tu vivais seule dans une maison que tu adorais et que j'adorais aussi. Le matin, tu te levais à l'aube, tu préparais ta Ricoré et tu la buvais en regardant la cou-leur des nuages pour savoir quel temps il allait faire. Ensuite, tu nourrissais ton petit monde, c'est ça ? Ton chat, les chats des voisins, tes rouges-gorges, tes mésanges et tous les piafs de la création. Tu prenais ton sécateur et tu faisais leur toilette à tes fleurs avant la tienne. Tu t'habillais, tu guettais le passage du facteur ou celui du boucher. Le gros Michel, cet escroc qui te coupait toujours des biftecks de 300 grammes quand tu lui en demandais 100 alors qu'il savait très bien que tu n'avais plus de dents... Oh ! mais tu ne disais rien. Tu avais trop peur qu'il oublie de klaxonner le mardi suivant... Le reste tu le faisais bouillir pour donner du goût à ton potage. Vers onze heures, tu prenais ton cabas et tu allais jusqu'au café du père Grivaud pour acheter ton journal et ton pain de deux livres. Il y avait bien longtemps que tu n'en mangeais plus, mais tu le prenais quand même... Pour l'habitude... Et pour les oiseaux... Souvent tu croisais une vieille copine qui avait lu la rubrique nécrologique avant toi et vous parliez de vos morts en soupirant. Ensuite, tu lui donnais de mes nouvelles. Même si tu n'en avais pas... Pour ces gens-là, j'étais déjà aussi célèbre que Bocuse, pas vrai ? Tu vivais seule depuis presque vingt ans, mais tu continuais de mettre une nappe propre et de te dresser un joli couvert avec un verre à pied et des fleurs dans un vase. Si je me souviens bien, au printemps, c'était des anémones, l'été des reines-marguerites et en hiver, tu achetais un bouquet sur le marché en te répétant à chaque repas qu'il était bien laid et que tu l'avais payé trop cher... L'après-midi, tu faisais une petite sieste sur le canapé et ton gros matou acceptait de venir sur tes genoux quelques instants. Tu terminais ensuite ce que tu avais entrepris dans le jardin ou au potager le matin même. Oh, le potager... Tu n'y faisais plus grand-chose, mais quand même, il te nourrissait un peu et tu bichais quand Yvonne achetait ses carottes au supermarché. Pour toi, c'était le comble du déshonneur...
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