— Momo… Momo… Momo… c’était tout ce qu’elle avait moyen de dire mais ça m’a suffi.
J’ai couru l’embrasser. Elle sentait pas bon parce qu’elle avait chié et pissé sous elle pour des raisons d’état. Je l’ai embrassée encore plus parce que je ne voulais pas qu’elle s’imagine qu’elle me dégoûtait.
— Momo… Momo…
— Oui, Madame Rosa, c’est moi, vous pouvez compter dessus.
— Momo… J’ai entendu… Ils ont appelé une ambulance… Ils vont venir…
— C’est pas pour vous, Madame Rosa, c’est pour Monsieur Bouaffa qui est déjà mort.
— J’ai peur…
— Je sais, Madame Rosa, ça prouve que vous êtes bien vivante.
— L’ambulance…
Elle avait du mal à parler car les mots ont besoin de muscles pour sortir et chez elle les muscles étaient tout avachis.
— C’est pas pour vous. Vous, ils savent même pas que vous êtes là, je vous le jure sur le Prophète. Khaïrem.
— Ils vont venir, Momo…
— Pas maintenant, Madame Rosa. On vous a pas dénoncée. Vous êtes bien vivante, même que vous avez chié et pissé sous vous, il n’y a que les vivants qui font ça.
Elle a paru un peu rassurée. Je regardais ses yeux, pour ne pas voir le reste. Vous n’allez pas me croire, mais elle avaitdes yeux de toute beauté, cette vieille Juive. C’est comme les tapis de Monsieur Hamil, quand il disait : « J’ai là des tapis de toute beauté. » Monsieur Hamil croit qu’il n’y a rien de plus beau au monde qu’un beau tapis et que même Allah était assis dessus. Si vous voulez mon avis, Allah est assis sur des tas de trucs.
— C’est vrai que ça pue.
— Ça prouve que ça fonctionne encore à l’intérieur.
— Inch’ Allah, dit Madame Rosa. Je vais bientôt mourir.
— Inch’Allah, Madame Rosa.
— Je suis contente de mourir, Momo.
— Nous sommes tous contents pour vous, Madame Rosa. Vous n’avez que des amis, ici. Tout le monde vous veut du bien.
— Mais il ne faut pas les laisser m’emmener à l’hôpital, Momo. À aucun prix, il ne faut pas.
— Vous pouvez être tranquille, Madame Rosa.
— Ils vont me faire vivre de force, à l’hôpital, Momo. Ils ont des lois pour ça. C’est des vraies lois de Nuremberg. Tu ne connais pas ça, tu es trop jeune.
— J’ai jamais été trop jeune pour rien, Madame Rosa.
— Le docteur Katz va me dénoncer à l’hôpital et ils vont venir me chercher.
J’ai rien dit. Si les Juifs commençaient à se dénoncer entre eux, moi j’allais pas m’en mêler.
Moi les Juifs je les emmerde, c’est des gens comme tout le monde.
— Ils vont pas me faire avorter à l’hôpital. Je disais toujours rien. Je lui tenais la main.
Comme ça, au moins, je mentais pas.
— Combien de temps ils l’ont fait souffrir, ce champion du monde en Amérique, Momo ?
J’ai fait le con.
— Quel champion ?
— En Amérique ? Je t’ai entendu, tu en parlais avec Monsieur Waloumba.
Merde.
— Madame Rosa, en Amérique, ils ont tous les records du monde, c’est des grands sportifs. En France, à l’Olympique de Marseille, il y a que des étrangers. Ils ont même des Brésiliens et n’importe quoi. Ils vont pas vous prendre. À l’hôpital, je veux dire.
— Tu me jures…
— L’hôpital, tant que je suis là, c’est zobbi, Madame Rosa.
Elle a presque souri. De vous à moi, quand elle sourit, ça la fait pas plus belle, au contraire, parce que ça souligne tout le reste autour. Ce sont surtout les cheveux qui lui manquent. Il lui restait encore trente-deux cheveux sur la tête, comme la dernière fois.
— Madame Rosa, pourquoi vous m’avez menti ?
Elle parut sincèrement étonnée.
— Moi ? Je t’ai menti ?
— Pourquoi vous m’avez dit que j’avais dix ans alors que j’en ai quatorze ?
Vous allez pas me croire, mais elle a rougi un peu.
— J’avais peur que tu me quittes, Momo, alors je t’ai un peu diminué. Tu as toujours été mon petit homme. J’en ai jamais vraiment aimé un autre. Alors, je comptais les années et j’avais peur. Je ne voulais pas que tu deviennes grand trop vite. Excuse-moi.
Du coup, je l’ai embrassée, j’ai gardé sa main dans la mienne et je lui ai passé un bras autour des épaules comme si elle était une femme. Après, Madama Lola est venue avec l’aîné des Zaoum et on l’a soulevée, on l’a déshabillée, on l’a étendue par terre et on l’a lavée. Madame Lola lui a versé du parfum partout, on lui a mis sa perruque et son kimono, et on l’a étendue dans son lit bien propre et ça faisait plaisir à voir.
Mais Madame Rosa se gâtait de plus en plus et je ne peux pas vous dire combien c’est injuste quand on est en vie uniquement parce qu’on souffre. Son organisme ne valait plus rien et quand ce n’était pas une chose, c’était l’autre. C’est toujours le vieux sans défense qu’on attaque, c’est plus facile et Madame Rosa était victime de cette criminalité. Tous ses morceaux étaient mauvais, le cœur, le foie, le rein, le bronche, il n’y en avait pas un qui était de bonne qualité. On n’avait plus qu’elle et moi à la maison et dehors, à part Madame Lola, il n’y avait personne. Tous les matins je faisais faire de la marche à pied à Madame Rosa pour la dégourdir et elle allait de la porte à la fenêtre et retour, appuyée sur mon épaule pour ne pas se rouiller complètement. Je lui mettais pour la marche un disque juif qu’elle aimait bien et qui était moins triste que d’habitude. Les Juifs ont toujours le disque triste, je ne sais pas pourquoi. C’est leur folklore qui veut ça. Madame Rosa disait souvent que tous ses malheurs venaient des Juifs et que si elle n’avait pas été juive, elle n’aurait pas eu le dixième des emmerdements qu’elle avait eus.
Monsieur Charmette avait fait livrer une couronne mortuaire car il ne savait pas que c’était Monsieur Bouaffa qui était mort, il croyait que c’était Madame Rosa comme tout le monde le souhaitait pour son bien et Madame Rosa était contente parce que ça lui donnait de l’espoir, et aussi c’était la première fois que quelqu’un lui envoyait des fleurs. Les frères de tribu de Monsieur Waloumba ont apporté des bananes, des poulets, des mangues, du riz, comme c’est l’habitude chez eux quand il y aura un heureux événement dans la famille. On faisait tous croire à Madame Rosa que c’était bientôt fini et elle avait moins peur. Il y a eu aussi le père André qui lui a fait une visite, le curé catholique des foyers africains autour de la rue Bisson, mais il n’était pas venu faire le curé, il était simplement venu. Il n’a pas fait des avances à Madame Rosa, il est resté très correct. Nous aussi on lui a rien dit car Dieu, vous savez comment c’est avec Lui. Il fait ce qu’Il veut parce qu’Il a la force pour Lui.
Le père André est mort depuis d’un décrochement du cœur mais je pense que ce n’était pas personnel, c’est les autres qui lui ont fait ça. Je ne vous en ai pas parlé plus tôt parce qu’on n’était pas tellement de son ressort, Madame Rosa et moi. On l’avait envoyé à Belleville comme nécessaire pour s’occuper des travailleurs catholiques africains et nous on n’était ni l’un ni l’autre. Il était très doux et avait toujours un air un peu coupable, comme s’il savait bien qu’il y avait des reproches à faire. Je vous en dis un mot parce que c’était un brave homme et quand il est mort ça m’a laissé un bon souvenir.
Le père André avait l’air d’être là pour un moment et je suis descendu dans la rue aux nouvelles, à cause d’une sale histoire qui était arrivée. Les mecs, pour l’héroïne, disent tous « la merde » et il y a eu un môme de huit ans qui avait entendu que les mecs se faisaient des piqûres de merde et que c’était le pied et il avait chié sur un journal et il s’était foutu une piqûre de vraie merde, croyant que c’était la bonne, et il en est mort. On avait même embarqué le Mahoute et encore deux autre jules parce qu’ils l’avaient mal informé, mais moi je trouve qu’ils étaient pas obligés d’apprendre à un môme de huit ans à se piquer.
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