Madame Lola circulait en voiture toute la nuit au bois de Boulogne et elle disait qu’elle était le seul Sénégalais dans le métier et qu’elle plaisait beaucoup car lorsqu’elle s’ouvrait elle avait à la fois des belles niches et un zob. Elle avait nourri ses niches artificiellement comme des poulets. Elle était tellement trapue à cause de son passé de boxeur qu’elle pouvait soulever une table en la tenant par un pied mais ce n’est pas pour ça qu’on la payait. Je l’aimais bien, c’était quelqu’un qui ne ressemblait à rien et n’avait aucun rapport. J’ai vite compris qu’elle s’intéressait à moi pour avoir des enfants que dans son métier elle ne pouvait pas avoir, vu qu’il lui manquait le nécessaire. Elle portait une perruque blonde et des seins qui sont très recherchés chez les femmes et qu’elle nourrissait tous les jours avec des hormones et se tortillait en marchant sur ses hauts talons en faisant des gestes pédés pour ameuter les clients, mais c’était vraiment une personne pas comme tout le monde et on se sentait en confiance. Je ne comprenais pas pourquoi les gens sont toujours classés par cul et qu’on en fait de l’importance, alors que ça ne peut pas vous faire de mal. Je lui faisais un peu la cour car on avait vachement besoin d’elle, elle nous refilait de l’argent et nous faisait la popote, goûtant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir, avec ses boucles d’oreilles qui se balançaient et en se dandinant sur ses hauts talons. Elle disait que quand elle était jeune au Sénégal elle avait battu Kid Govella en trois reprises mais qu’elle avait toujours été malheureuse comme homme. Je lui disais « Madame Lola vous êtes comme rien et personne » et ça lui faisait plaisir, elle me répondait « Oui, mon petit Momo, je suis une créature de rêve » et c’était vrai, elle ressemblait au clown bleu ou à mon parapluie Arthur, qui étaient très différents aussi. « Tu verras, mon petit Momo, quand tu seras grand, qu’il y a des marques extérieures de respect qui ne veulent rien dire, comme les couilles, qui sont un accident de la nature. » Madame Rosa était assise dans son fauteuil et elle la priait de faire attention, j’étais encore un enfant. Non, vraiment, elle était sympa car elle était complètement à l’envers et n’était pas méchante. Lorsqu’elle se préparait à sortir le soir avec sa perruque blonde, ses hauts talons et ses boucles d’oreilles et son beau visage noir avec des traces de boxeur, le pull blanc qui était bon pour les seins, une écharpe rose autour du cou à cause de la pomme d’Adam qui est très mal vue chez les travestites, sa jupe fendue sur le côté et des jarretières, c’était vraiment pas vrai, quoi. Parfois elle disparaissait un jour ou deux à Saint-Lazare et elle revenait épuisée avec son maquillage n’importe comment et elle se couchait et prenait un somnifère parce que ce n’est pas vrai qu’on finit par s’habituer à tout. Une fois la police est venue chez elle pour chercher de la drogue mais c’était injuste, des copines qui étaient jalouses l’avaient calomniée. Je vous parle ici du temps quand Madame Rosa pouvait parler et avait toute sa tête, sauf parfois, quand elle s’interrompait au milieu et restait à regarder la bouche ouverte tout droit devant elle, avec l’air de ne pas savoir qui elle était, où elle était et ce qu’elle faisait là. C’est ce que le docteur Katz appelait l’état d’habitude. Chez elle c’était beaucoup plus fort que chez tout le monde et ça la reprenait régulièrement, mais elle faisait encore très bien sa carpe à la juive. Madame Lola venait chaque jour aux nouvelles et lorsque le bois de Boulogne marchait bien, elle nous donnait de l’argent. Elle était très respectée dans le quartier et ceux qui se permettaient prenaient sur la gueule.
Je ne sais pas ce qu’on serait devenu au sixième s’il n’y avait pas les cinq autres étages où il y avait des locataires qui ne cherchaient pas à se nuire. Ils n’avaient jamais dénoncé Madame Rosa à la police quand elle avait chez elle jusqu’à dix enfants de putes qui faisaient du bordel dans l’escalier.
Il y avait même un Français au deuxième qui se conduisait comme s’il n’était pas chez lui du tout. Il était grand, sec avec une canne et vivait là tranquillement sans se faire remarquer. Il avait appris que Madame Rosa se détériorait, et un jour il est monté les quatre étages qu’on avait de plus que lui et il a frappé à la porte. Il est entré, il a salué Madame Rosa, madame, je vous présente mes respects, il s’est assis, en tenant son chapeau sur ses genoux, très droit, la tête haute, et il a sorti de sa poche une enveloppe avec un timbre et son nom écrit dessus en toutes lettres.
— Je m’appelle Louis Charmette, comme ce nom l’indique. Vous pouvez lire vous-même. C’est une lettre de ma fille qui m’écrit une fois par mois.
Il nous montrait la lettre avec son nom écrit dessus, comme pour nous prouver qu’il en avait encore un.
— Je suis retraité de la S. N. C. F., cadre administratif. J’ai appris que vous étiez souffrante après vingt ans passés dans le même immeuble, et j’ai voulu profiter de l’occasion.
Je vous ai dit que Madame Rosa, en dehors même de sa maladie, avait beaucoup vécu et que ça lui donnait des sueurs froides. Elle en a encore plus quand il y a quelque chose qu’elle comprenait de moins en moins, et c’est toujours le cas quand on vieillit et que ça s’accumule. Alors ce Français qui s’était dérangé et qui était monté quatre étages pour la saluer lui a fait un effet définitif, comme si ça voulait dire qu’elle allait mourir et que c’était le représentant officiel. Surtout que cet individu était habillé très correctement, avec un costume noir, une chemise et une cravate. Je ne pense pas que Madame Rosa avait envie de vivre mais elle avait pas envie de mourir non plus, je pense que c’était ni l’un ni l’autre, elle s’était habituée. Moi je crois qu’il y a mieux que ça à faire.
Ce Monsieur Charmette était très important et grave dans la façon dont il était assis tout droit et immobile et Madame Rosa avait peur. Ils ont eu un long silence entre eux et après, ils n’ont rien trouvé à se dire. Si vous voulez mon avis, ce Monsieur Charmette était monté parce que lui aussi était seul et qu’il voulait consulter Madame Rosa pour s’associer. Quand on a un certain âge, on devient de moins en moins fréquenté, sauf si on a des enfants et que la loi de la nature les oblige. Je crois qu’ils se faisaient peur tous les deux et qu’ils se regardaient comme pour dire après vous non après vous je vous en prie. Monsieur Charmette était plus vieux que Madame Rosa mais il faisait sec et la Juive débordait de tous les côtés et la maladie avait chez elle beaucoup plus de place. C’est toujours plus dur pour une vieille femme qui a dû être aussi juive que pour un employé de la S. N. C. F.
Elle était assise dans son fauteuil avec un éventail à la main qu’elle avait gardé de son passé, quand on lui faisait des cadeaux pour femmes et ne savait pas quoi dire tellement elle était frappée. Monsieur Charmette la regardait tout droit avec son chapeau sur les genoux, comme s’il était venu la chercher et la Juive avait la tête qui tremblait et elle suait de peur. C’est quand même marrant de s’imaginer que la mort peut entrer et s’asseoir, le chapeau sur les genoux et vous regarder dans les yeux pour vous dire que c’est l’heure. Moi je voyais bien que c’était seulement un Français qui manquait de compatriotes et qui avait sauté sur l’occasion de signaler sa présence quand la nouvelle que Madame Rosa n’allait plus jamais descendre s’est répandue dans l’opinion publique jusqu’à l’épicerie tunisienne de Monsieur Keibali où toutes les nouvelles se réunissent.
Читать дальше