Les flics, c’est ce qu’il y a de plus fort au monde. Un môme qui a un père flic, c’est comme s’il avait deux fois plus de père que les autres. Ils acceptent des Arabes et même des Noirs, s’ils ont quelque chose de français. Ils sont tous des fils de putes en passant par l’Assistance et personne ne peut rien leur apprendre. Il n’y a rien de mieux comme force de sécurité, je vous le dis comme je le pense. Même les militaires leur arrivent pas à la cheville, sauf peut-être le général. Madame Rosa a une peur bleue des flics mais c’est à cause du foyer où elle a été exterminée et ça ne compte pas comme argument, parce qu’elle était du mauvais côté. Ou alors j’irai en Algérie et je serai dans la police là-bas où on en a le plus besoin. Il y a beaucoup moins d’Algériens en France qu’en Algérie, alors ils ont ici moins à faire. J’ai fait encore un pas ou deux vers le car où ils étaient tous attendant des désordres et des attaques à main armée et j’avais le cœur qui battait. Je me sens toujours contraire à la loi, je sens bien que j’aurais pas dû être là. Mais ils n’ont fait ni une ni deux, peut-être qu’ils étaient fatigués. Il y en avait même un qui dormait par la fenêtre, un autre qui mangeait tranquillement une banane épluchée près d’un transistor et c’était la décontraction. Dehors, il y avait un flic blond avec une radio à antenne à la main et qui ne paraissait pas du tout inquiet de tout ce qui se passait. J’avais les jetons mais c’était bon d’avoir peur en sachant pourquoi, car d’habitude j’ai une peur bleue sans aucune raison, comme on respire. Le flic avec antenne m’a vu mais il n’a pris aucune mesure et je suis passé à côté en sifflotant comme chez moi.
Il y a des flics qui sont mariés et qui ont des gosses, je sais que ça existe. J’ai discuté une fois avec le Mahoute pour savoir comment c’est d’avoir un père flic, mais le Mahoute en a eu marre, il a dit que ça sert à rien de rêver et il est parti. C’est pas la peine de discuter avec les drogués, ils n’ont pas de curiosité.
Je me suis baladé encore un moment pour ne pas rentrer, en comptant combien il y avait de pas par trottoir, et il y en avait pour une fortune, j’avais même pas assez de place dans mes chiffres. Il restait encore du soleil. Un jour, j’irai à la campagne pour voir comment c’est fait. La mer aussi, ça pourrait m’intéresser, Monsieur Hamil en parle avec beaucoup d’estime. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans Monsieur Hamil qui m’a appris tout ce que je sais. Il est venu en France avec un oncle quand il était môme et il est resté jeune très tôt quand son oncle est mort et malgré ça il a réussi à se qualifier. Maintenant il devient de plus en plus con mais c’est parce qu’on n’est pas prévu pour vivre si vieux. Le soleil avait l’air d’un clown jaune assis sur le toit. J’irai un jour à La Mecque, Monsieur Hamil dit qu’il y a là-bas plus de soleil que n’importe où, c’est la géographie qui veut ça. Mais je pense que pour le reste, La Mecque, c’est pas tellement ailleurs non plus. Je voudrais aller très loin dans un endroit plein d’autre chose et je cherche même pas à l’imaginer, pour ne pas le gâcher. On pourrait garder le soleil, les clowns et les chiens parce qu’on ne peut pas faire mieux dans le genre. Mais pour le reste, ce serait ni vu ni connu et spécialement aménagé dans ce but. Mais je pense que ça aussi ça s’arrangerait pour être pareil. C’est même marrant, des fois, à quel point les choses tiennent à leur place.
Il était cinq heures et je commençais à rentrer chez moi lorsque j’ai vu une blonde qui arrêtait sa mini sur le trottoir sous l’interdiction de stationner. Je l’ai reconnue tout de suite car je suis rancunier comme une teigne. C’était la pute qui m’avait lâché plus tôt, après m’avoir fait des avances et que j’avais suivie pour rien. J’étais vachement surpris de la voir. Paris, c’est plein de rues, et il faut beaucoup de hasard pour rencontrer quelqu’un là-dedans. La môme ne m’avait pas vu, j’étais sur l’autre trottoir et j’ai vite traversé pour être reconnu. Mais elle était pressée ou peut-être qu’elle n’y pensait plus, c’était déjà il y a deux heures. Elle est entrée dans le numéro 39, qui donnait à l’intérieur sur une cour avec une autre maison. J’ai même pas eu le temps de me faire voir. Elle portait un poil de chameau, un pantalon, avec beaucoup de cheveux sur la tête, tous blonds. Elle avait laissé au moins cinq mètres de parfum derrière elle. Elle n’avait pas fermé sa voiture à clé et j’ai d’abord voulu lui faucher quelque chose à l’intérieur pour qu’elle s’en souvienne, mais j’avais tellement le cafard à cause de mon jour de naissance et tout que j’étais même étonné d’avoir tant de place chez moi. Il y avait trop de monde pour moi tout seul. Bof, je me suis dit, c’est pas la peine de faucher, elle saura même pas que c’est moi. J’avais envie de me faire voir d’elle, mais il ne faut pas croire que je cherchais une famille, Madame Rosa pouvait encore durer un bout de temps avec des efforts. Moïse avait trouvé à se caser et même Banania était en pourparlers, j’avais pas à m’en faire. J’avais pas de maladies connues, j’étais pas inadopté, et c’est la première chose que les personnes regardent quand ils vous choisissent. On les comprend, car il y a des personnes qui vous prennent en confiance et qui se trouvent sur les bras avec un môme qui a eu des alcooliques et qui est demeuré sur place, alors qu’il y en a d’excellents qui n’ont trouvé personne. Moi aussi, si je pouvais choisir, j’aurais pris ce qu’il y a de mieux et pas une vieille Juive qui n’en pouvait plus et qui me faisait mal et me donnait envie de crever chaque fois que je la voyais dans cet état. Si Madame Rosa était une chienne, on l’aurait déjà épargnée mais on est toujours beaucoup plus gentil avec les chiens qu’avec les personnes humaines qu’il n’est pas permis de faire mourir sans souffrance. Je vous dis ça parce qu’il ne faut pas croire que je suivais Mademoiselle Nadine comme elle s’appelait plus tard pour que Madame Rosa puisse mourir tranquille.
L’entrée de l’immeuble menait à un deuxième immeuble, plus petit à l’intérieur et dès que j’y suis entré, j’ai entendu des coups de feu, des freins qui grinçaient, une femme qui hurlait et un homme qui suppliait « Ne me tuez pas ! Ne me tuez pas ! » et j’ai même sauté en l’air tellement c’était trop près. Il y a eu tout de suite une rafale de mitraillette et l’homme a crié « Non ! », comme toujours lorsqu’on meurt sans plaisir. Ensuite il y a eu un silence encore plus affreux et c’est là que vous n’allez pas me croire. Tout a recommencé comme avant, avec le même mec qui ne voulait pas être tué parce qu’il avait ses raisons et la mitraillette qui ne l’écoutait pas. Il a recommencé trois fois à mourir malgré lui comme si c’était un salaud comme c’est pas permis et qu’il fallait le faire mourir trois fois pour l’exemple. Il y eut un nouveau silence pendant lequel il est resté mort et puis ils se sont acharnés sur lui une quatrième fois et une cinquième et à la fin il me faisait même pitié parce qu’enfin tout de même. Après ils l’ont laissé tranquille et il y eut une voix de femme qui a dit « mon amour, mon pauvre amour », mais d’une voix tellement émue et avec ses sentiments les plus sincères que j’en suis resté comme deux ronds de flan et pourtant je ne sais même pas ce que ça veut dire. Il n’y avait personne dans l’entrée sauf moi et une porte avec une lampe rouge allumée. Je suis à peine revenu de l’émotion qu’ils ont recommencé tout le bordel avec « mon amour, mon amour » mais chaque fois sur un autre ton, et puis ils ont remis ça encore et encore. Le mec a dû mourir cinq ou six fois dans les bras de sa bonne femme tellement c’était pour lui le pied de sentir qu’il y avait là quelqu’un à qui ça faisait de la peine. J’ai pensé à Madame Rosa qui n’avait personne pour lui dire « mon amour, mon pauvre amour » parce qu’elle n’avait pour ainsi dire plus de cheveux et pesait dans les quatre-vingt-quinze kilos, tous les uns plus moches que les autres. Là-dessus la bonne femme ne s’est tue que pour lancer un tel cri de désespoir que je me suis précipité vers la porte et à l’intérieur comme un seul homme. Merde, c’était une sorte de cinéma, sauf que tout le monde marchait en arrière. Quand je suis entré, la bonne femme sur l’écran est tombée sur le corps du cadavre pour agoniser dessus et aussitôt après elle s’est levée, mais à l’envers, en faisant tout à reculons comme si elle était vivante à l’aller et une poupée au retour. Puis tout s’est éteint et il y eut la lumière.
Читать дальше