— Il faudra éviter que les palmiers n’entrent dans le cadre: on est censé être en France, ne l’oublions pas. Ou alors fallait prévoir un matt-painting de peupliers et de hêtres.
— Bravo pour cette remarque, Octave, tu viens de te rendre utile. Tu as justifié en une phrase le prix de ton billet d’avion.
Charlie plaisante mais semble préoccupé. Il tourne depuis ce matin autour du pot. Va-t-il se jeter à l’eau? Eh bien oui:
— Tu sais, Octave, il faut que je t’annonce quelque chose. Il va y avoir de gros changements à l’agence.
— Oui, merci, après la mort du DC, c’est probable.
— On ne dit pas la mort du DC, on dit le décès du DC.
— Tu oses faire de l’humour avec le suicide de notre employeur bien-aimé?
Tamara se marre mais Charlie poursuit sur sa lancée:
— Tu as remarqué que Jef n’est pas venu au Sénégai?
— Oui et quand j’ai vu ça, j’ai eu envie d’annuler mon séjour. Je ne sais pas comment nous avons fait pour survivre quatre jours sans lui.
— Arrête tes conneries. Moi, je sais où il était, Jef, pendant qu’on se la jouait dadadirladada. Ce cher commercial était à New York, figure-toi, en train de demander la place du Président Philippe aux grandes instances de la Rosse.
— Qu’est-ce que tu racontes?
— Il l’a jouée fine, le petit Jef: il est arrivé au siège avec le soutien de Duler de chez Madone et leur a dit qu’on allait perdre ce budget si on ne changeait pas l’équipe dirigeante en France. Et tu sais ce qu’ils ont dit, les pontes du groupe?
— «Go fuck yourself, Jef»?
— Que nenni. Ils adorent ça, les Ricains, le côté jeune loup arriviste qui pique la place des vieux — ils enseignent ça aux requins de Harvard et dans les westerns avec John Wayne.
— Non mais attends, tu déconnes, là. Tu as inventé ça tout seul?
Charlie se ronge un ongle et n’a pas l’air mytho.
— Octavio, à force de prendre des notes pour ton bouquin, tu as oublié de regarder ce qui se passait autour de toi.
— Oh dis donc, ça te va bien de me dire ça, toi qui passes tes journées à surfer sur le Net à la recherche de photos détraquées.
— Pas du tout, je me documente sur mon temps. A ce propos, rappelle-moi de te montrer le film de la nonagénaire qui mange son caca. Bref. Tu as vu comme ils flippaient tous au Séminaire? Réveille-toi: Jef va être nommé PDG de la Rosse à la place de Philippe qui prendra en charge l’Europe, c’est cousu de fil blanc. On le nommera «chairman emeritus» ou un placard dans le genre.
— JEF PATRON DE L’AGENCE?? Mais il a même pas 30 ans: c’est un enfant en bas âge!
— Peut-être mais pas un enfant de choeur, si tu veux mon avis. Bienvenue dans les années 00, partner. C’est la mode des pédégés de 30 balais. Ils sont aussi mauvais que les quinquagénaires mais présentent mieux et coûtent moins cher. C’est pour ça que les actionnaires ricains ont dit banco: avec le soutien du plus gros budge de l’agence, Jef ne pouvait pas perdre. Or Jef ne pouvait pas saquer Marronnier, tu me suis?
— Putain, Marc se serait tué parce qu’il savait que le petit roquet allait le foutre dehors?
— Bien sûr. Et il se doutait surtout que nous allions lui piquer son poste.
Le ciel a beau être blanc, ce n’est pas une raison pour nous tomber sur la tête.
— J’ai mal entendu là, tu veux dire que Jef nous nomme directeurs de la création?
— Jef m’a appelé ce matin pour nous proposer le poste. C’est 30 000 euros mensuels chacun, plus les notes de frais, l’appartement payé, les Porsche de fonction.
Tamara sourit:
— Octave choupinet, pour un mec qui voulait se faire virer, ça la fout mal, non?
— Oh toi la créature, boucle-la SVP.
— Tu as raison, chéri: vous êtes des créatifs et moi je suis une créature.
— C’est joli, coupe Charlie, mais tu te goures, cocotte. Maintenant, nous sommes des directeurs de création. Nuance.
— Eh oh! J’ai pas dit que j’acceptais l’offre.
— C’est oune offre que tou né peux pas réfouser, a lance Enrique, car visiblement tout le plateau était au courant sauf moi.
Et c’est le moment que le soleil a choisi pour revenir, cet effronté.
On croirait vraiment que Tamara a joué la comédie toute sa vie — en y réfléchissant, c’est d’ailleurs le cas. Le métier de call-girl forme au métier d’actrice bien plus efficacement que l’Actors Studio. Elle se révèle très à l’aise devant la caméra. Elle séduit l’objectif, bouffe son yaourt goulûment comme si sa vie en dépendait. Elle n’a jamais été plus éclatante que dans ce faux jardin méditerranéen transposé en Floride.
— She’s THE girl of the new century, déclare sentencieusement le producteur technique local à la nana qui tourne le «making of». Je crois qu’il veut 1) la présenter à John Casablanca d’Elite, 2) la prendre en levrette. Mais pas forcément dans cet ordre-là.
Nous envahissons une terre étrangère avant d’investir l’espace médiatique. La campagne Maigrelette restera à l’antenne jusqu’en 2004 et sera déclinée en affiches 4 x 3, Abribus, annonces en presse féminine, publicités sur les lieux de vente, étiquetages promotionnels, murs peints, jeux concours de plage, événementiels de terrain, tracts en distrib, sites Internet, têtes de gondole et offres de remboursement sur présentation d’une preuve d’achat. Tamara, tu seras partout, nous allons faire de toi l’emblème du leader des fromages blancs sans matière grasse sur tout l’Espace Schengen.
Nous buvons des Cape Cod en parlant d’Aspen avec la maquilleuse. Nous croisons quelques vaches maigres (surnom que nous donnons aux grungettes anorexiques qui cherchent de l’héro sur Washington Avenue). Nous jouons à faire semblant de mourir devant la maison de Gianni Versace. Des touristes nous prennent en photo en train de nous vautrer par terre sous la mitraille. Nous nous enroulons dans les tentures blanches du Delano Hôtel: Tamara devient Shéhérazade et moi, Casper le gentil fantôme. Autour de nous les gens sont si narcissiques qu’ils ne font plus l’amour qu’avec eux-mêmes. C’est quoi une journée réussie à Miami? Un tiers de rollers, un tiers d’ecstasy, un tiers de masturbation.
Sur le set du tournage, la pelouse est à nouveau brûlée par le soleil. Pour qu’elle verdisse, les accessoiristes recommencent à l’asperger de colorant alimentaire. Ce soir on annonce un combat de drag-queens au Score sur Lincoln Road: sur un ring de catch, les travelos s’arracheront les perruques. «Rien ne compte vraiment», chante Madonna, qui a une maison ici. Elle résume bien le problème. J’aime Tamara et j’aime Sophie; avec un salaire de directeur de création, j’aurai largement de quoi garder les deux. Mais je ne vais tout de même pas accepter une offre qui renie totalement la première page de ce bouquin, celle où j’écrivais «J’écris ce livre pour me faire virer». Ou alors il faudra corriger ça, mettre «j’écris ce livre pour me faire augmenter»… Tamara interrompt mes réflexions:
— Veux-tu un café, un thé, ou moi?
— Les trois dans ma bouche. Dis-moi, quelle est ta pub préférée, Tamara?
— «LESS FLOWER, MORE POWER». C’est le slogan de la New Beetle de Volkswagen.
— On ne dit pas «slogan», on dit «titre». Retiens bien ça, si tu veux que je t’engage.
Nous passons l’après-midi à glander devant le combo, ce moniteur vidéo Sony qui retransmet chaque prise: Tamara sur la terrasse, Tamara dans l’escalier, Tamara dans le jardin, Tamara en plan large, Tamara en plan serré, Tamara naturellement artificielle, Tamara en regard caméra, Tamara artificiellement naturelle, Tamara en dégustation produit (ouverture de l’opercule, plongeon de la cuiller, délectation buccale), Tamara et son coude émouvant, Tamara et ses seins à dessein. Mais la Tamara que je préfère m’est réservée: c’est Tamara à poil en tongs, sur le balcon de ma chambre, avec une bague à l’orteil du pied gauche et une rose tatouée au-dessus du sein droit. Celle à qui j’ose dire:
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