Je ne m’en souviens pas. Mon père ne parlait jamais du temps d’Alma. Pourtant je souris et je l’embrasse, je lui mens : « Bien sûr, tante, il me parlait souvent de vous. » Je lui apporte un cadeau, son péché mignon, m’a confié M me Pâtisson, une bouteille d’eau de Cologne La reine des fleurs parfumée à la coumarine, Emmeline la respire en fermant les yeux. Une odeur un peu poivrée, sucrée, le relent d’un temps révolu.
Nous sommes assis sous la varangue, plutôt un auvent, avec un toit en plaques de plastique rafistolées, et des poteaux en fer peints vert jardin. La maison est un peu en retrait par rapport à la route de Moka, au milieu des massifs de thuyas, de la varangue on peut suivre le mouvement des autos et des camions. Il est onze heures du matin, Emmeline va préparer du thé au lait. J’entends une grosse voix d’homme dans la cuisine : « C’est qui ? »
En revenant, Emmeline commente : « Olga ma pensionnaire, elle est un peu concierge. » Elle crie vers l’arrière : « Olga ! Viens voir mon neveu Jérémie ! » Je suis étonné qu’elle ait retenu mon prénom. Peut-être qu’elle s’est renseignée sur ma présence dans l’île, ces vieilles gens sont pareils à des araignées qui ont tissé leur toile sur tout le territoire.
Olga ne vient pas. Il semble qu’elle soit dans ses mauvais jours. M me Pâtisson m’avait prévenu : « Sa chanteuse, elle n’est pas commode. Quelquefois la vieille Emmeline et Olga restent des jours entiers sans se parler, chacune à un bout de la maison, elles communiquent par des mots qu’elles se glissent sous la porte. »
Plus aimable que sa patronne, un petit chien gris vient me saluer, et quand je demande à Emmeline son nom, elle répond : « Est-ce que je sais, pour moi tous les chiens s’appellent Licien. » Il fallait y penser !
Ici aussi, sur une assiette fêlée attendent cinq napolitains roses.
« S’il t’a parlé de moi, ton père a dû te raconter comment nous courions les champs de cannes pendant des heures, comme des enfants sauvages. J’ai trois ou quatre ans de plus que lui, c’est moi qui l’entraînais, nous allions en haut de la colline pour chasser les lézards, ou bien nous allions vers l’étang. »
Je n’ose pas lui dire que mon père est mort depuis des années, de toute façon elle a l’âge où cette nouvelle ne cause pas de surprise. Je me rappelle avoir regardé le plan d’Alma, morceau par morceau, je me souviens de tous les noms du voisinage, Circonstance, L’Avenir, Verdun, La Marre, Bar le Duc, la Dagotière. Je n’ai pas besoin d’énumérer les noms, Emmeline se laisse aller à son monologue. Mais au contraire de Jeanne Tobie, c’est plein de fantaisie et de bons souvenirs.
« Au temps de la coupe, nous faisions les fous, nous courions partout, c’était l’odeur de la canne mûre, ça sent un parfum qui fait tourner la tête aux enfants, alors les enfants étaient ivres, ils allaient partout, l’usine tournait à plein, les enfants ramassaient les cannes tombées des camions, quelquefois on rencontrait les troupes des coupeurs, ils ne nous regardaient même pas, ils avançaient en rang avec leurs couteaux, vlan ! vlan ! et nous, nous étions couchés dans les cannes comme des tandracs, ils auraient pu nous couper en deux, c’était moi qui donnais le signal, je tirais les autres par la manche et nous courions ! Jusqu’en bas, vers l’eau, il faisait si chaud que nous entrions dans l’eau noire sans souci pour nos habits, même si nous savions qu’au retour à la maison nous allions être grondés. »
Emmeline se balance un peu sur sa chaise, elle ne goûte pas son thé, ni moi non plus, sa voix est claire et ne tremble pas, et moi je bois ses paroles, puisque c’est tout ce que mon père ne m’a jamais raconté, la mémoire d’un monde disparu.
« Ça ne durait pas longtemps, le temps de la coupe, à ce moment des centaines d’ouvriers envahissaient Alma, les camions repartaient chargés, ils semaient les cannes tout le long des chemins, les enfants les ramassaient, aussi les vieilles femmes du bourg, elles faisaient des paquets qu’elles portaient sur leur tête, et nous nous marchions en suçant les cannes, je n’ai jamais rien mangé de si bon, c’était à la fois doux et amer, ça avait le goût de la terre… »
Elle se balance sur sa chaise qui craque, sa voix énonce une litanie, une prière. Dans la cuisine, j’entends Olga fourgonner, bougonner. Peut-être qu’elle écoute elle aussi, d’une oreille distraite, elle a dû entendre tout ça cent fois, et en même temps c’est un monde qu’elle ne peut pas imaginer, aucune aventure ne peut l’égaler.
« Nous rapportions les cannes, nous les laissions à l’entrée de la cuisine, comme si elles allaient servir à quelque chose, je crois que la bonne les donnait à manger à ses vaches… Notre maison à nous, c’était loin des champs, vers Circonstance, les cousins habitaient près de la voie ferrée, en haut, ce n’était plus Alma, c’était Leriche, près du canal, on marchait sur la voie mais ça faisait un bout de temps que le train ne circulait plus, par endroits les rails étaient démontés… Votre maison était plus jolie que la nôtre, c’est là que ton père est né, plein de fleurs partout, des rosiers, et une allée de palmistes, un petit bassin, je vous enviais, j’aurais voulu habiter là, mais nous, nous étions à côté de l’usine, pas de jardin, pas d’arbres, la coupe commençait et alors la poussière des camions tombait partout, Maman gémissait, ça commence, on va vivre dans cette atmosphère comme à Pompéi, on va être ensevelis sous les cendres. »
Elle s’arrête, elle essuie ses yeux, je pense qu’elle a attendu tout ce temps pour parler d’autrefois, et je comprends qu’elle invente tout cela, elle invente l’histoire des habitants, les Carcénac, et surtout les Felsen, elle prononce Fe’sen à la créole, et Alma, non pas à cause de la bataille de la guerre de Crimée, mais parce que Alma c’était le nom de l’épouse d’Axel, Alma Soliman, la première femme à habiter ici, c’était la mode des prénoms italiens, et puis c’est son âme dont elle parle, son alma mater, sa mère nourricière. Qui d’autre pourrait l’entendre ? Certainement pas Olga qui ne pense qu’à manger, et les autres, les autres ne s’en soucient pas, ils sont d’une époque nouvelle, ils n’ont rien connu d’autre que les routes embouteillées, les centres commerciaux, Carrefour, Darty, Coromandel, et maintenant Maya qui attire toutes ces voitures qui passent devant la hutte d’Emmeline Carcénac.
« Tu vois, Jérémie, quand ton père est parti d’ici, j’ai eu l’impression que mon petit frère s’en allait, il a promis de m’écrire, mais une fois en France il a tout oublié, juste une fois quand je me suis mariée il m’a envoyé une carte, congratulation, même pas du français, et sa signature, plus rien. J’avais son adresse, mais je ne lui ai pas écrit moi non plus. J’ai pensé que tout ça était fini. Et c’est bien fini, n’est-ce pas ? Il ne reste plus rien de ce temps-là. Mon mari est mort, et nous étions ruinés, mes enfants sont allés vivre ailleurs, un en France, l’autre en Australie, tous mes petits-enfants sont ailleurs, en Suisse, au Sud-Afrique. Ils font des études, ils ne viennent qu’une fois par an, et ils vont plutôt à la mer, Moka ça ne les intéresse pas, tu vois où je vis ? Ils téléphonent au Chinois, mais c’est juste pour savoir si je suis encore vivante. Alors toi qui viens me voir, je ne peux pas te dire, c’est mon histoire qui revient, Alma, les champs de cannes, le ruisseau, l’étang, tout ça qui n’existe plus, vois ce qu’il en reste ! »
Elle ne me montre pas de photos, pas de bibelots, sa maison est vide. À elle aussi, j’ai une question à poser, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Emmeline est si âgée, si lointaine. Elle est pareille à une étoile qui brille encore alors qu’elle a cessé d’exister. Elle parle de gens que je ne connais pas, des noms qu’elle énumère : « Tu sais, pour Amélie Lejeune ? Et les Weiss ? Sedaine ? Et Pierrette Pernoud, et mes tantes Lejal, Cécile et Simone ? Ton père te parlait de ces gens-là ? Est-ce qu’il te parlait de moi ? Il est parti si jeune, il était joli garçon, brun comme toi, avec une barbe soignée et des cheveux longs romantiques. Après, il a épousé ta maman, une Anglaise de Londres, la nouvelle a couru par ici, les jeunes filles étaient jalouses, par dépit elles ont pris n’importe qui pour mari, en réalité ce qu’elles espéraient c’est quelqu’un qui les emmène loin d’ici, ce pays de vipères, disait mon père, moi aussi j’étais jalouse, pas comme elles, mais parce qu’il ne m’a jamais rien dit de ses projets, et je l’ai appris de la bouche de ma mère : Tu sais, Alexandre, ton amoureux ? Eh bien, il se marie avec une Anglaise, tu te rends compte ? »
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