Je dénoue la ficelle et déchire le papier. C’est un livre, une belle édition reliée de cuir marine, au grain grossier très wabi . En japonais, wabi signifie « une forme effacée du beau, une qualité de raffinement masqué de rusticité ». Je ne sais pas bien ce que cela veut dire mais cette reliure est incontestablement wabi .
Je chausse mes lunettes et déchiffre le titre.
Bouleaux
Apprenez-moi que je ne suis rien
Et que je suis digne de vivre
Maman a annoncé hier soir au dîner comme si c’était un motif de faire couler le Champagne à flots que cela faisait dix ans pile qu’elle avait commencé son « analyse ». Tout le monde sera d’accord pour dire que c’est mer-veil-leux ! Je ne vois que la psychanalyse pour concurrencer le christianisme dans l’amour des souffrances qui durent. Ce que ma mère ne dit pas, c’est que ça fait dix ans aussi qu’elle prend des antidépresseurs. Mais visiblement, elle ne fait pas le lien. Moi, je crois que ce n’est pas pour alléger ses angoisses qu’elle prend des antidépresseurs mais pour supporter l’analyse. Quand elle raconte ses séances, c’est à se taper la tête contre les murs. Le gars, il fait « Hmmm » à intervalles réguliers en répétant ses fins de phrase (« Et je suis allée chez Lenôtre avec ma mère » : « Hmmm, votre mère ? » « J’aime beaucoup le chocolat » : « Hmmm, le chocolat ? »). Dans ce cas, je peux me bombarder psychanalyste demain. Sinon, il lui file des conférences de la « Cause freudienne » qui, contrairement à ce qu’on croit, ne sont pas des rébus mais devraient vouloir dire quelque chose. La fascination pour l’intelligence est quelque chose de fascinant. Pour moi, ce n’est pas une valeur en soi. Des gens intelligents, il y en a des paquets. Il y a beaucoup de débiles mais aussi beaucoup de cerveaux performants. Je vais dire une banalité mais l’intelligence, en soi, ça n’a aucune valeur ni aucun intérêt. Des gens très intelligents ont consacré leur vie à la question du sexe des anges, par exemple. Mais beaucoup d’hommes intelligents ont une sorte de bug : ils prennent l’intelligence pour une fin. Ils ont une seule idée en tête : être intelligent, ce qui est très stupide. Et quand l’intelligence se prend pour le but, elle fonctionne bizarrement : la preuve qu’elle existe ne réside pas dans l’ingéniosité et la simplicité de ce qu’elle produit mais dans l’obscurité de son expression. Si vous voyiez la littérature que maman rapporte de ses « séances »... Ça symbolise, ça pourfend le forclos et ça subsume le réel à grand renfort de mathèmes et de syntaxe douteuse. C’est n’importe quoi ! Même les textes que lit Colombe (elle travaille sur Guillaume d’Ockham, un franciscain du XIVe siècle) sont moins grotesques. Comme quoi : il vaut mieux être un moine pensant qu’un penseur postmoderne.
Et en plus, c’était la journée freudienne. L’après-midi, j’étais en train de manger du chocolat. J’aime beaucoup le chocolat et c’est sans doute le seul point commun que j’ai avec maman et avec ma sœur. En croquant dans une barre avec des noisettes, j’ai senti qu’une de mes dents se fendait. Je suis allée me voir dans la glace et j’ai constaté que, effectivement, j’avais encore perdu un petit bout d’incisive. Cet été, à Quimper, sur le marché, je suis tombée en me prenant le pied dans une corde et je me suis à moitié cassé cette dent et, depuis, elle s’effrite un peu de temps en temps. Bref, j’ai perdu mon petit bout d’incisive et ça m’a fait rigoler parce que je me suis souvenue de ce que raconte maman sur un rêve qu’elle fait souvent : elle perd ses dents, elles deviennent noires et tombent les unes après les autres. Et voilà ce que lui a dit son analyste à propos de ce rêve : « Chère madame, un freudien vous dirait que c’est un rêve de mort. » C’est drôle, non ? Ce n’est même pas la naïveté de l’interprétation (dents qui tombent = mort, parapluie = pénis, etc.), comme si la culture n’était pas une très grande puissance de suggestion qui n’a rien à voir avec la réalité de la chose. C’est le procédé censé asseoir la supériorité intellectuelle (« un freudien vous dirait ») sur l’érudition distanciée alors que ça donne en fait l’impression que c’est un perroquet qui parle.
Heureusement, pour me remettre de tout ça, aujourd’hui, je suis allée chez Kakuro boire du thé et manger des gâteaux à la noix de coco très bons et très fins. Il est venu chez nous pour m’inviter en disant à maman : « Nous avons fait connaissance dans l’ascenseur et nous avions une très intéressante conversation en cours. » « Ah bon ? » a dit maman, surprise. « Eh bien, vous avez de la chance, ma fille ne parle guère avec nous. » « Tu veux venir boire une tasse de thé et que je te présente mes chats ? » a demandé Kakuro et bien sûr, maman, alléchée par les suites que pourrait avoir l’histoire, a accepté avec empressement. Elle se faisait déjà le plan geisha moderne invitée chez le riche monsieur japonais. Il faut dire qu’un des motifs de la fascination collective pour M. Ozu tient au fait qu’il est vraiment très riche (paraît-il). Bref, je suis allée prendre le thé chez lui et faire connaissance avec ses chats. Bon, sur ce plan, je ne suis pas tellement plus convaincue que par les miens mais ceux de Kakuro, au moins, sont décoratifs. J’ai exposé mon point de vue à Kakuro qui m’a répondu qu’il croyait au rayonnement et à la sensibilité d’un chêne, alors a fortiori à ceux d’un chat. On a continué sur la définition de l’intelligence et il m’a demandé s’il pouvait noter ma formule sur son moleskine : « Ce n’est pas un don sacré, c’est la seule arme des primates. »
Et puis on est revenus à Mme Michel. Il pense que son chat s’appelle Léon à cause de Léon Tolstoï et nous sommes d’accord pour dire qu’une concierge qui lit Tolstoï et des ouvrages de chez Vrin, ce n’est peut-être pas ordinaire. Il a même des éléments très pertinents pour penser qu’elle aime beaucoup Anna Karénine et il est décidé à lui en envoyer un exemplaire. « On verra bien sa réaction », a-t-il dit.
Mais ce n’est pas ça ma pensée profonde du jour. Elle vient d’une phrase que Kakuro a prononcée. On parlait de la littérature russe, que je ne connais pas du tout. Kakuro m’expliquait que ce qu’il aime dans les romans de Tolstoï, c’est que ce sont des « romans univers » et en plus que ça se passe en Russie, dans ce pays où il y a des bouleaux à chaque coin de champ et où, au moment des campagnes napoléoniennes, l’aristocratie a dû réapprendre le russe car elle ne parlait que français. Bon, ça, c’est bien du bavardage d’adulte mais ce qu’il y a de bien avec Kakuro, c’est qu’il fait tout avec politesse. C’est très agréable de l’écouter parler, même si on se fiche de ce qu’il raconte, parce qu’il vous parle réellement, il s’adresse à vous. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui se soucie de moi quand il me parle : il ne guette pas l’approbation ou le désaccord, il me regarde avec l’air de dire : « Qui es-tu ? Veux-tu parler avec moi ? Comme j’ai plaisir à être avec toi ! » C’est ça que je voulais dire en parlant de politesse, cette attitude de l’un qui donne à l’autre l’impression d’être là. Bon, sur le fond, la Russie des grands Russes, je m’en fiche pas mal. Ils parlaient le français ? À la bonne heure ! Moi aussi et je n’exploite pas le moujik. Mais en revanche, je n’ai d’abord pas bien compris pourquoi, j’ai été sensible aux bouleaux. Kakuro parlait de la campagne russe avec tous ces bouleaux flexibles et bruissants et je me suis sentie légère, légère...
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