Comment se convaincre de ce fait pourtant évident que le plaisir n'est pas lié à l'habitude ? Le grand fumeur est assujetti à sa propre dépendance, il ne peut plus connaître le plaisir, il a un comportement comparable à celui d'une machine à vapeur. S'il n'a pas sa dose quotidienne, il est affolé, il n'est plus bon à rien. La seule solution, pour lui, est d'abandonner un pareil déterminisme qui le rend trop malheureux. Les anciens fumeurs louent la liberté qu'ils ont retrouvée, comme s'ils vivaient une autre vie depuis qu'ils ont cessé de fumer, comme s'ils pouvaient enfin respirer à pleins poumons. Ils affichent un bonheur qu'ils aiment rendre enviable au regard de ceux qui continuent à être asservis au terrible besoin de chercher un bureau de tabac à n'importe quelle heure du jour et de la nuit.
Si je ne prends aucune cigarette, j'ai l'impression d'être plongé dans un étrange état d'inertie, je ne parviens plus à associer les idées qui me préoccupent, ma mémoire se délite, je ne vois plus très bien ce qui m'entoure, je ne prête guère d'attention à ce qu'on me dit, je ne sais plus que penser de quoi que ce soit. Il faudrait que j'arrive à imaginer qu'étant debout, je sois encore au lit et que j'accepte la confusion mentale comme une source particulière de réflexion. Puisqu'en étant étendu je n'éprouve pas le besoin de fumer, il faudrait que, debout, je me vive comme étant allongé sur une couche. Il faudrait que mon point de vue sur le monde demeure le plus longtemps possible horizontal. Ce qui me chagrine le plus, c'est qu'en m'abstenant de fumer, je n'ai plus d'idées, comme si de la consommation régulière de nicotine advenait le rythme tout aussi cadencé des pensées. J'ai beau rester assis derrière mon bureau, dans l'expectative d'une réflexion qui va bientôt naître, je me sens vidé de l'intention même de réfléchir. La première cigarette me tire de cette effroyable situation. Elle est un véritable soulagement.
Dans le monde des entreprises, rares sont devenus les gens qui fument en travaillant. L'autorisation de consommer des cigarettes dans un boxe réservé à cette fonction, si elle limite les effets nocifs de la tabagie, laisse croire au fumeur qu'il peut toujours avoir un instant d'apaisement en répondant à son envie comme on satisfait un besoin pressant. Travaillant chez moi, je m'évertue pourtant à appliquer le même règlement. Toutes les heures, je quitte mon bureau pour aller fumer une cigarette dans la pièce à côté. Il est hors de question que je l'allume dans mon lieu de travail. Le temps de la fumer est pris pour celui d'une détente. Et je crois même qu'en la fumant, mes neurones retrouvent une intensité d'action qu'ils étaient en train de perdre.
Comme tant d'autres rumeurs, j'ai souvent pensé que si je cessais de consommer des cigarettes, je pourrais prendre un cigare, un vrai cigare une fois par semaine. Il est de coutume de croire que le cigare offre un plaisir qui nous délivre de l'addiction. Cette indépendance du plaisir, bien qu'elle puisse apparaître comme une pure fiction, suppose certaines règles du comportement. Le temps de fumer un cigare n'a pas de commune mesure avec celui de la consommation rapide de la cigarette, c'est un temps plus proche du moment consacré à la première ou à la dernière cigarette. Celui qui fume le cigare, même s'il demeure à côté de nous, semble vivre une absence discrète en présence des autres. Il se crée lentement une union entre lui et l'objet convoité, au point que l'un et l'autre ne semblent plus faire qu'un derrière des volutes de fumée dont le parfum devrait produire l'enchantement de l'entourage. La jubilation du fumeur de cigare est moins ostentatoire qu'elle ne paraît, elle se lit sur son visage quand ses yeux se réjouissent à l'instant où la fumée embaumée, après être restée dans la bouche sans jamais descendre dans les poumons, s'échappe peu à peu comme si son expulsion ne réclamait aucun effort. Aucun signe d'angoisse, de nervosité ne transparaît, la sérénité se répand dans le corps avec cette douceur que le monde est incapable de donner. La question existentielle, fumer ou ne pas fumer, n'a plus aucune raison d'être posée, elle est éludée telle une outrageante ineptie imposée par la déraison d'une conception trop parcimonieuse de la santé.
Isoler le temps de fumer, le prendre comme un temps qui pourrait paraître hors du temps. Se retirer dans le fumoir. Faire de ce temps celui d'une cérémonie. Telle serait l'alternative à une répétition si obsessionnelle qu'elle finit par abolir la félicité du moment où l'angoisse n'a plus lieu d'être.
Il est impossible d'ignorer les dangers que provoque le tabac. Les informations morbides qui circulent quant à la destruction évidente des autres et de soi-même ne semblent laisser aucune place à cette éventualité rassurante pour le rumeur que l'herbe à tous les maux contiendrait quelque effet bénéfique. Les risques de cancer sont si probants que de telles informations semblent se transformer en interdits. Comment extraire encore une cigarette de son paquet quand il est écrit sur l'emballage : « fumer tue ? » Vous n'avez ni l'intention de vous suicider ni celle de commettre un meurtre et, cependant, votre choix correspond à une semblable alternative qui, de fait, n'en est plus une. Le principe de cette affirmation péremptoire est de vous convaincre que vous ne choisissez pas, que vous êtes une victime consentante du travail de la mort. Vous imaginez être libre en fumant votre cigarette, mais seul a acquis la fierté de sa liberté, celui qui ressent combien il a vaincu le pouvoir de la mort en cessant de fumer.
Parfois l'ancien fumeur apprécie avec une joie inouïe la fumée de cigarette, qui lui rappelle une atmosphère perdue. Souvenir de sa jeunesse tardive quand il passait des nuits à cloper comme un malade en jouant au poker. Sans doute est-il satisfait au temps présent d'être sorti de cette période qui l'aurait conduit plus tôt au cimetière. Il serait pourtant bien tenté de tirer une petite bouffée, de flairer encore le tabac, il sait qu'il encourt le risque de replonger, il sait qu'il survit comme un récidiviste potentiel et que le moindre geste de goûter ce qu'il a abandonné depuis tant d'années deviendra l'occasion de recommencer. Il est persuadé que sa liberté actuelle ne saurait être compromise en cédant un instant à cette irrésistible tentation. Il a d'ailleurs appris à songer à autre chose dès qu'il sent monter en lui un tel désir. Au comble de l'ironie, l'ancien fumeur encourage ceux qui fument en leur disant qu'il n'y a aucune raison de perdre une pareille source de plaisir. Il leur explique combien il a souffert pendant des mois et même des années en cherchant à se débarrasser d'un attrait aussi obsessionnel. Un ancien fumeur m'a dit qu'aujourd'hui encore, vingt ans après avoir pris sa décision d'en finir, il se voyait dans ses rêves une cigarette à la bouche avec des volutes de fumée devant les yeux. Il m'a même dit que c'était pour lui aussi joyeux que l'érection du petit matin.
Les injonctions à ne plus fumer se déclinent comme autant de signes inéluctables de la décrépitude du corps : « Fumer provoque un vieillissement de la peau », « Fumer rend impuissant »... Il ne suffit pas de savoir que l'usage de la cigarette tue, il faut aussi comprendre comment, avant de connaître une fin précoce, la déchéance du corps se réalisera de différentes manières au point que nous sommes assurés d'avoir honte de nous-mêmes. Il faut avoir cette représentation devenue commune que les maux de notre corps, provoqués par le tabac et ses adjuvants, seront si reconnaissables que nous assisterons à notre lente dégénérescence jusqu'à l'expansion métastasique qui, détruisant nos organes, nous donnera le coup de grâce. Voilà la représentation obsédante que les rumeurs invétérés doivent avoir à l'esprit ! L'image d'un corps destiné à devenir une ruine avant de sombrer dans la mort.
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