« Je trie. J’essaie de me souvenir. J’en ai des cartons, des valises, des armoires pleines.
— Vous avez beaucoup peint ?
— Oui. Je peins vite. Quand j’avais le temps, c’était plusieurs par jour. Mais j’en ai aussi beaucoup perdu, égaré, oublié, abandonné. J’ai beaucoup battu en retraite dans ma vie de militaire, et dans ces moments-là on ne s’embarrasse pas de bagages, on n’emporte pas tout ; on abandonne. »
J’admirais sa peinture d’encre. Il restait debout devant moi, un peu raide, il n’avait pas bougé ; plus grand il me regardait de haut, très droit, un peu ironique, il me regardait avec ce visage d’os et ses yeux transparents dans lesquels l’absence d’obstacles m’apparaissait comme une tendresse. Ma théorie amusante sur l’art et la vie n’avait plus d’intérêt. Je posai alors le dessin que je tenais encore et je relevai les yeux vers lui.
« Monsieur Salagnon, vous voudriez m’apprendre à peindre ? »
Vers le soir la neige se mit à tomber ; de gros flocons flottaient vers le bas et se posaient après une hésitation. Au début on ne les voyait pas dans l’air gris, puis ils apparurent en blanc à mesure que la tombée du soir frottait le ciel de charbon. À la fin on ne voyait plus qu’eux, les flocons en l’air brillant sur le ciel noir, et la couche blanche au sol recouvrant tout d’un drap mouillé. Le petit pavillon étouffait sous la neige, dans la lueur violette d’une nuit de décembre.
Moi j’étais bien assis mais Salagnon regardait dehors. Debout devant la fenêtre, les mains croisées derrière lui, il regardait la neige tomber sur son pavillon avec jardin, sur sa maison de Voracieux-les-Bredins, sur le bord est de l’agglomération, où vient clapoter la molle étendue des champs de l’Isère.
« La neige recouvre tout de son blanc manteau. C’est ce que l’on disait, n’est-ce pas ? C’est ainsi que l’on parlait de la neige à l’école. Son blanc linceul étendu. Après, je l’ai perdue de vue, la neige ; et les linceuls aussi d’ailleurs : nous n’avions que des bâches dans le meilleur des cas, et sinon la terre vite refermée avec une croix dessus. Ou même on les laissait par terre ; mais rarement. Nous essayions de ne pas lâcher nos morts, de rentrer avec eux, de les compter et de nous en souvenir.
« J’aime la neige. Elle tombe si peu maintenant, alors je me mets à la fenêtre et j’assiste à ses chutes comme à des événements. Les pires moments de ma vie je les ai vécus dans la chaleur extrême et le vacarme. Alors pour moi la neige, c’est le silence, c’est le calme, et un froid revigorant qui me fait oublier l’existence de la sueur. J’ai horreur de la sueur, et pendant vingt ans j’ai vécu en nage, sans jamais pouvoir sécher. Alors pour moi la neige, c’est la chaleur humaine d’un corps sec à l’abri. Je me doute bien que ceux qui ont connu la Russie avec de mauvais vêtements et la peur de geler n’ont pas le même goût pour la neige. Tous ces vieux Allemands ne la supportent plus et ils partent pour le Sud dès les premiers froids. Mais moi, les palmiers, ça me dégoûte, et pendant les vingt ans de la guerre, je ne l’ai pas vue, la neige ; et maintenant le réchauffement global va m’en priver. Alors j’en profite. Je disparaîtrai avec elle. Pendant vingt ans j’ai été dans les pays chauds ; outre-mer si vous voulez. Pour moi la neige, c’était la France : les luges, les boules de Noël, les pulls à motifs norvégiens, les pantalons fuseaux et les après-skis, tous les trucs inutiles et tranquilles que j’ai fuis et auxquels je suis retourné un peu malgré moi. Après la guerre tout avait changé, et le seul plaisir que j’ai retrouvé intact est celui de la neige.
— C’est quoi, cette guerre dont vous parlez ?
— Vous ne l’avez pas remarquée, la guerre de vingt ans ? La guerre sans fin, mal commencée et mal finie ; une guerre bégayante qui peut-être dure encore. La guerre était perpétuelle, s’infiltrait dans tous nos actes, mais personne ne le sait. Le début est flou : vers 40 ou 42, on peut hésiter. Mais la fin est nette : 62, pas une année de plus. Et aussitôt on a feint que rien ne se soit passé. Vous n’avez pas remarqué ?
— Je suis né après.
— Le silence après la guerre est toujours la guerre. On ne peut pas oublier ce que l’on s’efforce d’oublier ; comme si l’on vous demandait de ne pas penser à un éléphant. Même né après, vous avez grandi entre les signes. Voyez, je suis sûr que vous avez détesté l’armée, sans rien en connaître. Voilà un des signes dont je parle : une mystérieuse détestation qui se transmet sans que l’on sache d’où elle vient.
— C’est une question de principe. Un choix politique.
— Un choix ? Au moment où il devenait sans conséquence ? Absolument indifférent ? Les choix sans conséquence ne sont que des signes. Et cette armée elle-même en est un. Vous ne la trouviez pas disproportionnée ? Vous ne vous êtes jamais interrogé sur le pourquoi d’une armée si considérable, sur le pied de guerre, piaffante, visiblement nerveuse, alors qu’elle ne servait à rien ? Alors qu’elle vivait en vase clos, sans qu’on lui parle, sans qu’elle vous parle ? Quel ennemi pouvait justifier une telle machine où tous les hommes, tenez-vous bien, tous les hommes passaient un an de leur vie, parfois plus. Quel ennemi ?
— Les Russes ?
— Balivernes. Pourquoi les Russes auraient-ils détruit la partie du monde qui marche à peu près, et qui leur fournissait tout ce dont ils manquaient ? Allons ! Nous n’avions pas d’ennemis. Si après 62 nous avions une armée en ordre de marche, c’était pour attendre que le temps passe. La guerre était finie, mais les guerriers étaient toujours là. Alors on a attendu qu’ils se cachent, qu’ils vieillissent et qu’ils meurent. Le temps guérit tout par décès du problème. On les a enclos pour éviter qu’ils ne s’échappent, pour éviter qu’ils utilisent à tort et à travers ce qu’ils avaient appris. Les Américains ont fait un drôle de film à ce sujet, où un homme préparé à la guerre erre dans la campagne. Il ne possède plus qu’un sac de couchage, un poignard, et le répertoire technique de toutes les façons de tuer, gravé dans son âme et ses nerfs. Je ne me souviens plus de son nom.
— Rambo ?
— C’est cela : Rambo. On en a fait une série assez stupide, mais je ne parle que du premier de ces films : il montrait un homme que je pouvais comprendre. Il voulait la paix et le silence, mais on lui refusait sa place, alors il mettait une petite ville à feu et à sang car il ne savait rien faire d’autre. Ceci, que l’on apprend à la guerre, on ne peut pas l’oublier. On croit cet homme loin, en Amérique, mais je l’ai connu en France à des centaines d’exemplaires ; et avec tous ceux que je ne connais pas, ils sont des milliers. On a maintenu l’armée pour leur permettre d’attendre ; qu’ils ne se répandent pas. Cela reste inconnu parce qu’on n’en fait pas une histoire : tout ce qui se passe en Europe concerne le corps social en entier, et il se traite dans le silence ; la santé est le silence des organes, dit-on. »
Ce vieux monsieur me parlait sans me regarder, il regardait la neige tomber par la fenêtre et parlait avec la même douceur en me tournant le dos. Je ne comprenais pas ce dont il parlait mais je pressentais qu’il savait une histoire que je ne savais pas ; qu’il était lui-même cette histoire, et par hasard je me retrouvais avec lui, dans l’endroit le plus perdu possible, nulle part, dans un pavillon de la banlieue est où la ville se défait dans la boue collante des champs de l’Isère ; et il était prêt à me parler. J’en avais le cœur battant. J’avais trouvé dans la ville où je vivais, dans la ville où j’étais revenu pour en finir, j’avais trouvé une pièce oubliée, une chambre obscure que je n’avais pas remarquée à mon premier passage ; j’en avais poussé la porte et devant moi s’étendait le grenier, pas éclairé, depuis longtemps fermé, et sur la poussière qui recouvrait le sol pas la moindre trace de pas. Et dans ce grenier, un coffre ; et dans le coffre, je ne savais pas. Personne ne l’ouvrait plus depuis qu’on l’avait placé là.
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