- Là où les hommes et les femmes ont les rapports les plus tendres, darling, là où les femmes sont enfin comprises, là où je ne m'occuperai plus que de te mériter.
- Où est-ce ? fit-elle, ironique.
- Tu verras, c'est un univers sur mesure pour toi, un monde à l'envers où tout est à l'endroit, une société de gauchers !
Déjà Algernon s'était emparé des valises ; la petite troupe allait s'arracher à la triste réalité des Mal-Aimés pour gagner ce pays inventé par des pionniers rêveurs, ces écrivains non pratiquants qui avaient écrit un chapitre de l'histoire des Gauchers sur cette terre vierge. Chacun s'installa à bord de la décapotable ; on arrima les malles, les valises, tant bien que mal. Algernon reprit le volant et s'engagea sur la route de Southampton, d'où partaient les navires au long cours au début de ce siècle.
Ils firent toutefois un crochet par Shelty Manor, afin de rassembler les quelques affaires nécessaires à cette équipée : leurs raquettes de tennis en boyaux de lamentin (les meilleurs), les clubs de golf de lord Cigogne (faits sur mesure en bois de santal de Calcutta), quelques ouvrages en latin, un drapeau britannique en lin, les gilets rayés et les plastrons d'Algernon, des cartes à jouer pour faire un whist, du thé parfumé au bacon, une boussole en cuivre qui indiquait la direction de Big Ben et, bien entendu, quelques bonnes vieilles battes de cricket. Alors qu'il furetait pour la dernière fois dans ce château qu'il avait tant astiqué, Algernon tomba dans le grand hall sur l'armure du premier lord Philby, celui qui périt glorieusement à Azincourt ; et il n'eut de cesse d'insister pour que Jeremy l'emportât.
- N'est-ce pas un peu encombrant ? fit remarquer Cigogne.
Ulcéré, Algernon lui rétorqua que si la dépouille du premier lord Philby avait été ramenée en Angleterre en 1415, ses descendants pouvaient bien se charger de son armure jusqu'au bout du monde ; et il ajouta, avec cette morgue que l'on ne trouve que chez certains insulaires issus de générations d'amateurs de panses de brebis farcies :
- Et puis, comment prendre possession de vos futures terres ancestrales sans emporter un peu de votre passé ?
L'argument fit mouche. Vaincu, lord Cigogne se résigna à attacher l'armure de son ancêtre illustre sur le capot de l'Hotchkiss. En sortant de Shelty Manor, Jeremy laissa tomber sur le parquet le mégot de son cigare à l'eucalyptus. Algernon le tança froidement et le somma de mettre des patins lustrants.
- Mais enfin, Algernon, nous partons, pour toujours !
- Sir, j'ai fait briller ce parquet depuis 1897. Il fut ma raison d'être pendant trente-cinq ans ! Il est mon œuvre ! De plus, dois-je ajouter que ce laisser-aller est du plus mauvais effet devant vos enfants ? Lord Philby, votre aïeul, qui était pourtant issu de la jungle, ne se serait jamais permis un tel écart.
Cigogne capitula, ramassa son mégot et traversa le grand hall pour la dernière fois en empruntant les patins doublés en peau de chamois. Avant de refermer la porte, Algernon appela Peter et Ernest afin de leur faire jeter un ultime coup d'œil sur son parquet étincelant.
- Gentlemen ! leur lança-t-il, je quitte cette demeure l'âme en paix, sans laisser derrière moi la moindre poussière. C'est inutile, et c'est pour ça que c'est beau.
Sur ces mots, l'homme au gilet rayé referma la porte, tourna la clef et la tendit à lord Cigogne qui, sans hésiter, la lança dans l'une des douves du château.
- Et à nous la belle vie ! Emily, je t'emmène au bout du monde !
Ils abandonnaient l'essentiel de leurs biens, tout le poids de leurs familles. Les vastes placards du château étaient pleins de linge fin, de dentelles espagnoles, de vaisselle rare ; les murs étaient encore habillés de leurs tableaux innombrables. Ils se carapataient comme s'ils se fussent absentés pour huit jours de villégiature en Cornouailles. Etrangement, Cigogne éprouvait une authentique jubilation à quitter cet univers sur mesure, ses thermomètres d'un exquis diamètre, son lit-bureau en acajou, ses slips fourrés, ses pièges à chats, ses pots de peinture pour retoucher les photos irritantes, les élixirs de gaieté qu'il faisait ingurgiter à leur insu à ses relations les plus moroses, ses parapluies équipés de moustiquaires circulaires, les lunettes d'écaille qui le rendaient myope les jours où il souhaitait mettre de la distance entre le monde et lui, ses énormes cuillères faites pour ingurgiter au plus vite les aliments, ses rouleaux hygiéniques en soie grège destinés à préserver son anus de toute irritation, les bouchons nasaux sur mesure qu'il logeait parfois dans ses sinus afin de se préserver des mauvaises odeurs de son époque, ses sublimes gants de toilette en alpaga de Bolivie, ses bouillottes ventrales fabriquées dans des vessies d'autruche et conçues pour lui par le professeur Whilemus, de la faculté de Johannesburg, afin de faciliter sa digestion, un étonnant appareil à ventouses utile pour siphonner ses fosses nasales ; de tout ce matériel sur mesure il n'avait plus besoin, à présent que sa vie même allait être à la mesure de sa nouvelle ambition : être un mari !
Contre toute attente, il ne lui déplaisait pas de se défaire de sa bibliothèque très personnelle, de ces centaines d'ouvrages qu'il avait remontés avec soin, au fil de ses incursions dans les romans dont il raffolait. Son Madame Bovary ou son Frères Karamazov l'auraient ramené sur les routes de sa pensée dont il voulait s'écarter. En sabordant son existence de droitier, il espérait se libérer des sillons déjà tracés dans sa cervelle.
- Jeremy, lui demanda Emily en s'asseyant dans leur automobile, tu es sûr que tu ne préfères pas qu'on attende d'avoir vendu le château ?
- Ma chérie, tout ce qui n'est pas toi ne m'intéresse plus. À nous l'île des Gauchers !
Algernon démarra sans sourire ; il était du voyage bien qu'il désapprouvât cette échappée trop française pour lui plaire. Cette débauche de sentiments le contrariait fort. Il subodorait que l'île d'Hélène se présenterait à ses yeux sous des dehors contraires à ses goûts, peuplée d'une tripotée de tourtereaux impudiques. Ces Gauchers n'étaient-ils pas traversés par des élans sans mesure ? N'étalaient-ils pas leurs émois ordinaires dans des débordements insupportables ? Algernon redoutait déjà d'en avoir la nausée ; mais il aimait Emily et son sort était intimement lié à celui de son maître lord Cigogne qui, depuis sept ans, jouait comme à sa place la comédie de la vie, cette pièce hasardeuse dans laquelle il avait toujours craint de s'engager. Algernon haïssait les émotions ; il n'avait de passion que pour la modération, les scones beurrés à la marmelade et le drapeau britannique. Friand d'allusions, de demi-teintes, il raffolait également des romans policiers écrits par de vieilles Anglaises subtiles ; la seule vue d'un roman d'amour suscitait chez lui un malaise viscéral. Dans son esprit, le Français Chateaubriand était le type même de l'écrivain répugnant, en raison même de son génie.
En route vers cet avenir nettoyé de tout ce qui n'était pas leur couple, Emily songeait qu'elle avait été folle de se laisser reprendre par Cigogne. Cet infernal s'était toujours prélassé dans de belles intentions, mille fois répétées en vain. Mais cette fois-ci Jeremy paraissait dans des dispositions qu'elle ne lui avait jamais vues, prêt à rompre avec toutes les habitudes qu'il avait contractées en Angleterre, désireux d'accommoder la vie à leur amour, et non le contraire. En l'embarquant ainsi, ne venait-il pas de sacrifier pour elle son sanatorium singulier, cette entreprise qui avait été l'objet privilégié de sa réflexion, de sa rage de découvreur, pendant plus de six ans ? Emily en demeurait étonnée. Dans l'automobile, l'enthousiasme de Cigogne éteignit ses dernières réticences.
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