- Do you wish for a coffee ?
Elles sont gentilles après tout, elles prennent soin de moi, comme si j'étais leur blessé. Le café est noir, la salle est blanche, le soleil est déjà levé, il va faire humide et chaud toute la journée. La plus jeune des trois est bien tournée, elle me sourit, je lui souris. Nous pourrions partir ensemble, les rues sont molles, mais je saurais ramer. Lily cup. Ce sont les mêmes tasses que j'ai au restaurant. Les mêmes.
L'interne revient, il a un dossier dans la main, une bague énorme au doigt, il me fait signe.
- Well, yes, Marise Galarneau. She had nothing. Nothing at all. She left with Mr Galarneau around two o'clock this morning.
- Mais monsieur Galarneau, c'est moi, elle n'a pas pu...
- She phoned him from the desk, right there. He came and brought her back in his car.
- What car ? Quelle sorte d'auto ?
- I don't know.
H
Jacques habite au douzième étage d'une maison appartement qui domine la ville depuis la montagne. C'est très chic, l'entrée, plein de fougères géantes, qui mène à l'ascenseur. Une maison de scripteurs, de commentateurs, de call-girls, tous des gens de spectacle. Ils soignent leur façade ; un portier en livrée veut que je passe par-derrière où se trouve l'entrée des marchandises et des livreurs. Avec mon costume de toile blanche, je n'ai pas l'allure d'un visiteur, ni la gueule du frère d'un locataire. Je n'ai aucune envie de discuter, je le fais trébucher, il ne saura jamais d'où me vient cette colère. Je monte. Les portes de l'ascenseur sont silencieuses comme des religieuses au cloître. Le corridor est à peine éclairé, je sonne, ça s'agite là-dedans.
- François !
- Ne vous dérangez pas, je voulais seulement voir.
- Tu ne crois pas ?
- Je ne crois rien, Marise. Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'accident ?
- Je ne sais pas. J'ai cru être frappée. J'ai dû m'évanouir. Alfred a insisté pour que je me rende à l'hôpital.
- En ambulance ?
- C'était mon premier tour d'ambulance.
- Pendant ce temps-là, il devait y avoir un blessé qui attendait son tour aussi, un blessé sérieux, grave, qui est peut-être mort par ta faute.
- Je pouvais pas savoir. J'ai pas pensé.
- Tu dramatises tout, François.
- Si je dramatisais, Jacques, tu serais la première victime d'un drame familial. Salut. Tu m'écriras. C'est dans tes habitudes. Adieu Marise.
- François ! Tu restes avec nous ?
- Oui, reste manger avec nous !
- Y a pas de raisons...
- Pourquoi pas ? Tu as faim, mon pauvre vieux, t'as les traits tirés, tu n'as probablement pas dormi de la nuit...
- Je n'ai pas dormi. Vous ?
- Tu as toujours eu un sens de l'humour impayable. Si dans ton livre...
- Ne parle pas de ça. Ça n'est plus de tes affaires. Je ne veux plus en entendre parler. C'est à moi.
- Qu'est-ce que tu vas faire ?
- Je vais rentrer. Là-bas, Marise a décoré la maison, c'est un peu d'elle qu'il y a sur les murs, je vais tout décrocher lentement. Je vais déshabiller Marise mur à mur, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, plus aucune assiette de faïence bleue avec ces paysages hollandais stupides. C'est beau du bleu, tu disais, c'est du ciel dans la maison, c'est de la vie sur mon corps ! Et puis les rideaux de dentelle aussi, je vais les brûler ce soir, sur la grève. Je ne sais pas ce que je vais faire, je vais jeter les tapis, je vais aller au bordel, je vais leur donner ta photo pour qu'ils passent une annonce dans le journal.
- François, ça suffit ! Marise...
- Dans trois semaines, tu en auras fait le tour, de Marise. T'es un rapide, toi, t'as de l'instruction, tu sais faire des tours de passe-passe. Va lui cuire des œufs à la coque, c'est ce qu'elle prend le matin après l'amour. Ne lui offre pas de bacon, elle en raffole, mais ça lui donne des boutons. Salut.
Secrétaire chez Merril Finch Insurance, la compagnie d'assurance automobile, Marise tapait des lettres sur papier guenille, des copies d'accords acceptés sous la table pour éviter six mois de procès devant les tribunaux. Elle couchait avec l'assistant-gérant, Maurice Riendeau, elle vivait dans des jupes de laine et des blouses de nylon, dans un monde de tapis en twist doré et de filières de métal gris. C'était tous les matins la fleur nouvelle, la rose dans le vase de cuivre, sur le coin gauche du pupitre en teakwood. C'était propre, civilisé, urbanisé.
Elle est venue chez moi, elle a accepté ma façon de vivre, elle m'aimait bien, je crois, mais le tapis mur à mur l'a reprise, comme une maladie qu'elle avait dans le sang, et puis surtout nous avions peu d'argent, et je ne sais pas bien faire l'amour, je veux dire je ne suis pas un champion comme Jacques, je n'ai pas un tempérament de charretier, je n'ai pas de gants de vison pour la caresser, je sens la patate frite, ça ne pouvait durer bien longtemps. Galarneau ! fini les illusions, tu deviens sérieux, rentre dormir, on en parlera demain, demain.
O
Ce matin, les maçons sont arrivés. Pendant que la pelle mécanique gruge les roches et la terre, les ouvriers se sont monté un abri de bois pressé tout à côté. Dans une semaine, nous aurons presque terminé, m'a assuré le contremaître. Demain déjà, ils pourront couler le béton. Puis les murs suivront, en blocs de ciment, nets, propres, gris comme mon âme, rectilignes, droits, secs. Je ne bougerai pas de la maison de tout ce temps. Encore deux jours et je serai emmuré vivant. Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. Demain, septembre ; le froid viendra ensuite, et si je ne suis pas mort de faim, je finirai bien par crever de froid. Ils font le mur en chantant, et puis se racontent des histoires ; ils viennent boire à la cuisine, ils sont vivants. Je les salue bien bas. Ils ne s'étonnent même pas d'entourer le jardin des quatre côtés. Le contremaître leur a dit : c'est un original. Cela leur a suffi.
Quand j'ai quitté Jacques et Marise, je ne savais vraiment plus où aller, quoi boire. J'ai fait les bars comme on fait les grands magasins à la recherche d'une aubaine. Dans l'un, j'avalais trois scotch, dans l'autre du rye, au suivant de la bière. Je suis même resté deux heures au Monocle bar parce que la barmaid me rappelait, vaguement, une fille que j'ai connue enfant, je veux dire... Doris Day, que j'ai vue au cinéma si souvent : une fille en santé, avec les joues comme des fesses et un grand sourire aux yeux. Elle m'a servi scotch sur bière et je me sentais quand même frais comme une brique de crème glacée. Je ne pouvais même plus me saouler. Je me suis dit : très bien. Très bien. Tu ne vas pas te laisser abattre. Tu vas faire quelque chose de positif, de constructif, Galarneau : il ne faut pas que Marise l'emporte, ce n'est qu'une petite partie de toi qu'elle t'a volée, une toute petite partie. Jacques et Marise ne t'ont pas trahi, ils se sont préférés, c'est tout, c'est simple, ça arrive tous les jours dans les meilleures familles. Tu ne vas pas te lancer dans les rideaux et décrocher les lustres, qu'est-ce que cela te donnerait, qu'est-ce que ça changerait ? Il faut être raisonnable, Galarneau, je veux dire : regarde-toi et réfléchis un peu : on t'arrache le cœur, mais on te laisse le cerveau. À quoi ça sert, d'ailleurs, un cœur ? À s'attendrir ? À se ramollir ? À s'affaiblir ? À céder ? Tu n'as plus de cœur, si tu en as jamais eu un ; alors, tu peux te mettre résolument à faire de l'argent. Monte sur la butte et regarde l'avenir en face. Tu ne vas pas faire une dépression nerveuse, comme ils disaient dans Châtelaine le mois dernier ? À ton âge...
J'ai fait des calculs ; j'avais déjà rêvé, quand j'étais avec Marise, de devenir le roi d'une chaîne de stands - pas seulement d'un autobus à frites sur le bord d'une route à l'île Perrot - mais d'avoir quinze, vingt autobus dans la province, un peu partout. C'est une question d'intelligence et d'organisation, j'étendrais mon royaume à pourcentage. Je veux dire : pourquoi est-ce que je ne serais pas capable de faire marcher ça ? Je ne suis pas plus bête qu'un autre. J'ouvrirais une école, la première semaine, dans la cour, pour que tous mes concessionnaires sachent faire les mêmes bons hot dogs, les mêmes hamburgers juteux ; j'aurais des spéciaux, Texas style, avec des tomates et de la laitue, je n'aurais qu'à surveiller, circuler d'un stand à l'autre ; ça m'éviterait de penser à Marise, je ne verrais plus Jacques parce qu'il y a des limites à ne pas dépasser. Mais on s'écrirait. Je pourrais même engager des Français comme cuisiniers, ils ont bonne réputation je pense. Jacques dit que les Français ne sont pas tellement vivables, parce qu'ils sont cartésiens. Ça n'est pas moi qui dis ça, c'est lui. Moi, je ne sais pas, j'en connais seulement deux Français de France, qui ont acheté des maisons ici, dans l'île, et quand ils viennent chercher au stand un "cornet" de frites, je leur vends un casseau de patates comme à tout le monde. C'est des drôles de gens, ils sont toujours pressés, faut que ça saute, ils sont faciles à insulter : il suffit de les regarder - du monde nerveux ; ça doit être à cause de la guerre, nous autres on n'a pas connu ça, ce devait être terrible, les bombardements, l'occupation, les tortures, la Gestapo. Ils sont difficiles, c'est vrai, mais ils parlent bien, ils ont un accent qui shine comme des salières de nickel. Ça se mettrait sur la table à Noël, un accent comme ça, entre deux chandeliers. Je pourrais avoir quatre ou cinq Français sur mes quinze locataires.
Читать дальше