– Saviez-vous que Tilly a des pouvoirs magiques ?
dit Julia.
– Si j’ai besoin d’une vendeuse, mademoiselle, je vous ferai signe, répondit la femme affligeant sa petite fille d’un regard réprobateur.
– Je ne suis pas une vendeuse, je suis sa maman.
– Pardon ?! Interrogea la mère de famille en haussant le ton. Jusqu’à preuve du contraire, c’est moi la mère.
– Je parlais de Tilly, la peluche qui a l’air de s’être attaché à votre petite fille. C’est moi qui l’ai mise au 32
monde. Vous me permettez de la lui offrir ? Cela me rend triste de la voir toute seule dans cette vitrine trop éclairée.
Les lumières vives des spots finiront par décolorer son pelage et Tilly est si fière de sa robe gris-bleu. Vous n’imaginez pas les heures que nous avons passées à lui trouver les justes couleurs de sa nuque, de son cou, de son ventre, de son museau, celles qui lui rendrait le sourire après que sa maison eut été avalée par le fleuve.
– Votre Tilly restera dans ce magasin et ma fille apprendra à rester près de moi quand nous nous promenons en ville ! répondit la femme en tirant si fort sur le bras de son enfant que celle-ci fut bien forcée d’abandonner la patte de la grosse peluche.
– Tilly serait contente d’avoir une amie, insista Julia.
– Vous voulez faire plaisir à une peluche ? questionna la maman, interloquée.
– Aujourd’hui est une journée un peu particulière, Tilly et moi serions heureuses, votre petite fille aussi, je crois. Un seul oui pour trois bonheurs, cela vaut la peine d’y réfléchir, n’est-ce pas ?
– Eh bien, c’est non ! Alice n’aura pas de cadeaux et encore moins d’une inconnue. Bonne soirée, mademoiselle ! dit-elle en s’éloignant.
– Alice a bien du mérite ; ne venez pas vous plaindre dans dix ans ! lâcha Julia en retenant sa rage.
La maman se retourna et la fixa d’un regard hautain.
– Vous avez accouché d’une peluche, mademoiselle, et moi d’une enfant, alors gardez vos leçons de vie pour vous, si vous le voulez bien !
– C’est vrai, les petites filles ce n’est pas comme les peluches, on ne peut pas rafistoler les déchirures qu’on leur a faites !
La femme sortit du magasin, outrée. Mère et fille s’éloignèrent sur le trottoir de la 5e Avenue sans se retourner.
– Pardon ma Tilly, dit Julia à la peluche. Je crois que j’ai manqué de diplomatie. Tu me connais, ce n’est pas mon fort. Ne t’inquiète pas, tu verras, on te trouvera une jolie famille, rien qu’à toi.
Le directeur qui n’avait rien perdu de la scène s’approcha.
– Quel plaisir de vous voir mademoiselle Walsh, cela faisait un bon mois que vous n’étiez pas passée.
– J’ai eu beaucoup de travail, ces dernières semaines.
– Nous rencontrons un succès fou avec votre création, c’est le dixième exemplaire que nous commandons.
Quatre jours en vitrine et, hop, elles disparaissent aussitôt, assura le directeur du magasin en remettant la peluche en place. Bien que celle-ci soit là depuis presque deux semaines, si je ne m’abuse. Mais avec un temps pareil…
– Le temps n’y est pour rien, répondit Julia. Cette Tilly-là est la vraie, alors elle est plus difficile, il faut qu’elle choisisse elle-même sa famille d’accueil.
– Mademoiselle Walsh, vous me dites cela à chaque fois que vous passez nous voir, répondit le directeur amusé.
– Elles sont toutes originales, affirma Julia en le saluant.
La pluie avait cessé, Julia quitta les lieux, repartit à pied vers le bas de Manhattan et sa silhouette disparut au milieu de la foule.
*
Les arbres d’Horatio Street pliaient sous le poids de leurs feuilles détrempées. En ce début de soirée, le soleil réapparaissait enfin, faisant son lit dans celui de l’Hudson River. Une douce lumière pourpre irradiait les ruelles de 34
West Village. Julia salua le patron du petit restaurent grec situé en face de chez elle ; l’homme affairé à dresser sa terrasse lui rendit son salut et lui demanda s’il lui gardait une table pour le soi. Julia déclina l’offre poliment et promit de venir bruncher demain dimanche.
Elle fit tourner la clé dans la serrure de la porte d’entrée du petit immeuble o* elle vivait jusqu’au premier étage. Stanley l’attendait, assis sur la dernière marche.
– Comment es-tu rentré ?
– Zimoure, le gérant du magasin en bas de chez toi ; il descendait des cartons au sous-sol, je l’ai aidé, nous avons parlé de sa dernière collection de chaussures, une pure merveille. Mais qui peut encore s’offrir de telles œuvres d’art de nos jours ?
– A voir la foule qui entre et sort en permanence de chez lui le week-end, les bras chargés de paquets, crois-moi, beaucoup de monde, répondit Julia. Tu as besoin de quelque chose ? demanda-t-elle en ouvrant la porte de son appartement.
– Non, mais toi, de compagnie, sans nul doute.
– Avec ton air d’épagneul, je me demande lequel de nous deux a une attaque de solitude.
– Eh bien, pour la sauvegarde de ton amour-propre, je prends sur moi l’entière responsabilité d’être venu ici sans y avoir été invité !
Julia ôta sa gabardine et la lança sur le fauteuil près de la cheminée. La pièce sentait bon la glycine qui courait le long de la façade en brique rouge.
– C’est vraiment charmant chez toi, s’exclama Stanley en se laissant choir sur le canapé.
– J’aurai au moins réussi cela cette année, dit Julia en ouvrant le réfrigérateur.
– Réussi quoi ?
– A aménager l’étage de cette vieille maison. Tu veux une bière ?
– Terrible pour la ligne ! Un verre de vin rouge peut-
être ?
Julia dressa rapidement deux couverts sur la table en bois ; elle y déposa une assiette de fromages, déboucha une bouteille, inséra un disque de Count Basie dans le lecteur de CD et fit signe à Stanley de venir s’asseoir en face d’elle. Stanley regarda l’étiquette du cabernet et émit un sifflement admiratif.
– Un vrai de fête, répliqua Julia en s'asseyant à la table. A 200 invités et quelques petits fours près, on pourrait presque en fermant les yeux se croire à ma soirée de mariage.
– Tu veux danser, ma chérie ? demanda Stanley.
Et avant même que Julia lui réponde, il la força à se lever et l'entraîna dans un swing.
– tu vois que c'est quand même un soir de fête, dit-il rieur.
Julien posa sa tête sur son épaule.
– Qu'est-ce que je ferais sans toi, mon vieux Stanley ?
– Rien, mais ça, je le sais depuis longtemps.
Le morceau s'acheva et Stanley retourna s'asseoir.
– As-tu au moins appelé Adam ?
Julia avait profité de sa longue marche pour s’excuser auprès de son futur mari. Adam comprenait son besoin de rester seule. C'était lui qui s'en voulait d'avoir été si maladroit au cours de l'enterrement. Sa mère, avec laquelle il s'était entretenu en revenant du cimetière, lui avait reproché une telle indélicatesse. Il partait ce soir dans la maison de campagne de ses parents pour passer, auprès de sa famille, ce qu'il restait du week-end.
– il y a des moments où j'en viens à me demander si ton père n'a pas bien fait de se faire enterrer aujourd'hui, chuchota Stanley en se resservant un verre de vin.
– Tu ne l'aimes vraiment pas !
– Je n'ai jamais dit ça !
– Je suis restée seul trois ans dans une ville qui compte 2 millions de célibataires. Adam est galant, généreux, attentif et prévenant. Il accepte mes horaires de travail impossibles. Il fait de son mieux pour me rendre heureuse, et puis par-dessus tout, Stanley, il m'aime.
Alors, fais-moi ce plaisir, soit plus tolérant avec lui.
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