Elle prit Martine dans ses bras, posa des baisers sonores sur ses cheveux noirs, ses joues pâles, ses épaules.
Martine se laissait faire, un corps sans vie, les narines pincées, les yeux clos. Un corps de fillette-femme, long et lisse. Sa robe de laine foncée, étroite et courte, semblait l’empêcher de bouger, de respirer. Marie la lâcha :
— Tu veux coucher avec moi ? Je te fais une petite place, demanda-t-elle.
— Je suis malade, maman, j’ai froid, je vais me remuer, je te réveillerai. Voici les billes à Dédé, elles m’ont fait bien plaisir.
Elle tira deux billes d’une poche profonde.
— Garde-les, grosse bête… je lui donnerai autre chose.
Marie fourra les billes dans la poche de Martine.
— Tu ne vas tout de même pas passer la nuit près de la cuisinière, malade comme tu es, tu risquerais de tomber dessus…
— Je pourrai aller coucher chez Cécile…
Marie leva la main…
— Tu resteras à la maison ! Je vais m’expliquer avec la coiffeuse… C’est déjà à cause d’elle et de sa Cécile qu’on m’a prise ma grande et qu’on l’a mise dans un préventorium [6] qu’on l’a mise dans un préventorium — ее поместили в преванторий — лечебное заведение, куда помещают больных в начальной, незаразной стадии туберкулеза.
! Elle n’a pas besoin des allocations [7] elle n’a pas besoin des allocations — ей не нужны пособия (имеются в виду пособия, выдаваемые многодетным семьям).
, la coiffeuse, ça se voit, cela lui est égal qu’on enlève vos enfants ! qu’on arrache une fille à sa mère…
Marie peu à peu s’était remise à crier. Martine se leva, adossa sa chaise au mur, en prit une autre, la mit en face pour étendre ses jambes. Marie criait. A côté, on n’entendait plus bouger les gosses : ils dormaient dans le noir ou préféraient se taire. Martine se demandait si Marie criait depuis longtemps. Engourdie par la chaleur elle ne l’écoutait pas et déjà Marie se calmait.
La baraque plongée dans l’obscurité respirait, ronflait, traversée par le trottinement des rats… Martine ne dormait pas : en cette saison, les nuits sont longues. Elle pensait au fils Donelle, Daniel, fils de Donelle Georges, l’horticulteur, qui avait des plantations de rosiers à une vingtaine de kilomètres du pays. Daniel Donelle faisait depuis toujours partie du monde familier de Martine, comme la forêt, l’église, les pavés de la rue Centrale. Daniel avait des cousins dans leur village. Pour Martine, Daniel était le plus beau.
Daniel faisait ses études à Paris, où il habitait chez sa sœur, Dominique, mariée avec un fleuriste, boulevard Montparnasse [8] boulevard Montparnasse — один из бульваров Парижа.
.
En 1944 les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route [9] les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route — немцы остановили его на дороге, чтобы проверить документы.
. Ils trouvèrent sous le beurre et les œufs, dans le panier attaché au porte-bagages de son vélo, du matériel suspect : de l’encre d’imprimerie et des tampons vierges [10] l’encre d’imprimerie et des tampons vierges — типографскую краску и штемпельные подушечки, не бывшие в употреблении.
. Le maire avait beau affirmer [11] Le maire avait beau affirmer — напрасно мэр утверждал.
qu’il avait demandé à Daniel de lui rapporter ce matériel pour les besoins de la mairie. Daniel était condamné à mort avec ses dix-huit ans, sa force et son rire. Il avait failli devenir [12] il avait failli devenir — он чуть не стал.
un jeune martyr, mais grâce à la Libération ne fut qu’un jeune héros quotidien.
Quant à Martine, guerre ou pas, occupation ou pas, et aussi loin qu’elle pouvait se souvenir des jours de sa vie, elle y trouvait l’attente de Daniel. C’était ainsi depuis toujours. Martine vivait avec l’image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu’elle voyait Daniel apparaître en chair et en os [13] en chair et en os — собственной персоной.
, le choc était si fort qu’elle avait du mal à [14] qu’elle avait du mal à… — она с трудом…
garder l’équilibre. Martine sur ses chaises dans le noir pensait à Daniel Donelle.
La cuisinière refroidissait. Martine ne dormait toujours pas et maintenant elle avait froid.
Elle s’était installée sur les chaises pour ne pas coucher avec sa mère, dans ses draps lavés deux fois l’an. Mais rester toute une longue nuit sur deux chaises, quand on ne dort pas, c’est dur et c’est long. Elle se serait bien couchée sur la table, mais il y avait des rats qui s’y promenaient à cause des restes, on les entendait courir… Ils frôlaient Martine au passage. Martine les yeux ouverts dans le noir pensait à Daniel Donelle.
La mère ne devait pas dormir elle non plus, parce qu’elle dit soudain :
— Après tout tu peux aller coucher chez Cécile. Le père peut revenir cette nuit, ivre comme toujours.
Dans le noir Martine attrapa sa veste et se dirigea vers la porte. Elle entra dans une autre nuit pleine d’air, de pluie et courut sur la grande route. Quelle heure pouvait-il bien être ? Et s’il était trop tard pour frapper chez Cécile ? Elle ne verrait l’heure que sur le cadran de l’église, et encore si le clair de lune venait dessus… Mais aux premières maisons du village elle sa rassura : Puisqu’il y avait encore de la lumière chez le père Malloire, il ne pouvait être bien tard. Les rues étaient vides, mais ici et là, c’était éclairé… chez le gazier, chez le notaire. L’horloge se mit à sonner. Dix heures ! C’était la limite… Martine arriva à la maison de la coiffeuse. Elle frappa à la fenêtre. La porte s’ouvrit et dans l’ombre apparut la coiffeuse :
— Martine… C’est à cette heure que tu viens ? Il n’y a rien de cassé ? [15] Il n’y a rien de cassé ? — Ничего не случилось?
— Maman m’a dit qu’elle aimait mieux que je file, vu que [16] vu que — из-за того, что ; ввиду того, что…
le père allait venir ce soir.
— Bon… entre, ma fille.
II. MARTINE-PERDUE-DANS-LES-BOIS
Le père… On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus.
Le mariage était le résultat de tractations entre le curé du village et le maire. On disait que le maire était le père de l’aînée des gosses ; il était coureur, or, il y a quinze ans, il n’y a pas à dire, Marie était une fort belle fille, qui faisait courir les hommes.
Le maire obtint du Conseil municipal qu’on accordât à Marie un terrain au bout du village. Il était entendu qu’elle prendrait pour époux Pierre Peigner, le bûcheron.
Pierre Peigner était travailleur, bien qu’un peu porté sur le boisson [17] un peu porté sur le boisson — любил немного выпить.
. Il accepta la femme avec les deux gosses. Il reconnut les deux aînées, tant il était épris de Marie, heureux d’avance de tout ce que la vie allait bientôt lui apporter d’inattendu, et le bien-être, et une femme bien à lui. Une femme qui ressemblait à une grande fleur de soleil, avec ses cheveux dorés autour d’un visage hâlé et rond. Elle était coquette, et si elle se lavait rarement, elle mettait une fleur dans ses cheveux jamais peignés, un collier autour du cou. Que pouvait-il rêver de mieux, Pierre Peigner, enfant de l’Assistance ? [18] enfant de l’Assistance — приютский ребенок.
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