— Et je ne me connais pas de rival non plus, fit Kälterer en haussant les épaules.
— Est-ce qu’il y aurait un rapport avec notre histoire, Sturmbannführer ?
— Je n’en vois aucun pour le moment, répliqua-t-il, tout en observant Langenstras qui s’était confortablement installé dans un fauteuil, les yeux sur le verre à liqueur aux tons rouges qu’il caressait de la main.
— Lors de notre dernier entretien, vous m’aviez dit qu’il était possible qu’un groupe non encore identifié, soit coupable, mais qu’il n’était pas exclu non plus que ce soit un individu isolé avec un mobile politique.
Kälterer approuva d’un signe.
— Peut-être pourrait-on penser aussi à un individu manipulé par un groupe terroriste. Guidé par une bande de lâches qui ne veulent pas se salir les mains.
— Aucune hypothèse n’est à écarter.
— Une bande qui aurait des antennes dans la police et qui serait informée de vos investigations.
— Cette possibilité existe aussi.
— Mon cher Kälterer, la trahison rôde partout, nous devons être vigilants et prudents.
Langenstras se pencha en avant et reposa son verre.
— Même dans nos propres rangs, il y a du relâchement, des vides. Pensez à Nebe, pensez à Naujocks. Nous sommes entourés de traîtres qui veulent prendre leurs distances. Poursuivez votre enquête, mon ami, dans toutes les directions possibles. Pensez à l’impensable et faites-moi votre rapport.
Kälterer contempla les puissantes mains de Langenstras. Le Gruppenführer était en train de lui bâtir un pont en or, presque comme s’il voulait lui faire comprendre qu’il était son unique interlocuteur, la seule digue à laquelle il pouvait faire confiance dans un océan de traîtrises. Peut-être que Langenstras était en quête d’un confident. Il lui fallait rester sur ses gardes, sinon il risquait de devenir le dernier fidèle, le dernier défenseur du bunker de Langenstras dans l’ultime massacre de cette guerre. Cet homme le déroutait. Langenstras avait été mis au courant de son enquête et avait tiré de ces informations les conclusions les plus plausibles. Voulait-il orienter ses réflexions dans une direction précise ? Ou lui faire comprendre habilement ce qu’il savait et ce qu’il soupçonnait ?
— Je ne peux malheureusement pas mettre d’hommes à votre disposition. La situation du personnel est tendue, vous le savez. Mais de toute façon, vu la manière dont l’affaire se présente, il vaut mieux que vous continuiez à enquêter seul. (Il lui fit un clin d’œil, mais reprit aussitôt son sérieux.) Vous êtes mon homme de confiance, ajouta-t-il.
— A vos ordres, Gruppenführer.
Kälterer rectifia la position et salua.
— Pour des raisons de principe, je ne peux vous confier l’enquête de cette nouvelle affaire, reprit Langenstras. Vous êtes trop impliqué, ça pourrait mal tourner. Mais je vous tiendrai au courant.
Des cloches s’étaient mises à carillonner et Merit était certainement assise à son orgue pour le concert du Nouvel An. Homme de confiance ! Il n’en avait rien à foutre. Le meurtre d’Inge, la présence de Langenstras avec ses questions, ses réflexions — tout cela était malsain. Il fallait qu’il aille récupérer ce calepin noir.
Un policier sortit de la cuisine et Kälterer le vit ranger le couteau dans un petit sac en papier. Il crayonna quelques mots sur une étiquette brune qu’il fixa au sachet avec un bout de ficelle. Kälterer se rendit soudain compte qu’il serait bien improbable qu’il retrouve dans son bureau le calepin avec les notes qu’Inge y avait lues.
Langenstras sortit d’autres verres du buffet, les remplit tous, appela son aide de camp et les fonctionnaires de police. Il les embrassa du regard et leva son verre.
— Camarades et membres de la communauté patriotique nationale, garde-à-vous ! En ce jour de fête, nous pensons à nos glorieux succès, et à l’heure présente, l’heure de l’entraide mutuelle, de la solidarité, nous pensons aux meilleurs de notre peuple, à ceux qui ont mûri en son sein. Que nos armes gagnent la plus grande et la plus décisive bataille sur nos ennemis ! C’est dans ces heures difficiles que les vrais Allemands se distinguent des lâches indécis, et tous ceux qui, maintenant, serrent fidèlement les rangs, peuvent être assurés de la reconnaissance du Führer du peuple allemand. L’avenir leur appartient. À l’Allemagne, à la victoire ! Heil Hitler !
Ils vidèrent leurs verres d’un trait. Le jeune aide de camp avala stoïquement le sien, les policiers de la Sûreté commencèrent par se regarder les uns les autres, mais finirent par être fiers de trinquer en cette compagnie. Langenstras but, les yeux rouges, rendus brillants par l’alcool. Kälterer reposa son verre avant qu’il soit entièrement vide. À quelques mètres de lui à peine, la raideur cadavérique s’emparait lentement d’une femme allongée dans sa cuisine, une femme… oui, il l’avait aimée. La situation était surréaliste.
— Il en reste encore une goutte pour moi, où est-ce qu’une fois encore cette année j’arrive trop tard ?
Bideaux se tenait sur le seuil en ricanant. Il ne manquait plus que celui-là dans cette scène jouée par des cabots. Kälterer se contenta de lui adresser un salut de la tête.
— Venez, mon cher Bideaux, il y aura toujours quelque chose pour vous.
Langenstras remplit de nouveau les verres et en tendit un au nouvel arrivant.
— Un toast pour mon collègue Bideaux, qui va nous quitter cette semaine pour l’Italie où il va chauffer le cul aux partisans.
Le Gruppenführer se tourna vers Bideaux :
— Comment se fait-il que vous ayez mis si longtemps pour arriver ici ?
— J’ai eu du mal à joindre le commissaire Krieger, mais il est en route.
— Bien, messieurs, retournez à votre travail maintenant, sinon le commissaire va nous gronder parce que nous buvons du schnaps sur les lieux du crime.
Les policiers posèrent leurs verres et retournèrent dans la cuisine.
— C’est Krieger qui va s’occuper de cette affaire, dit Langenstras tout en prenant Kälterer par le bras pour le reconduire. Vous pouvez disposer, Sturmbannführer, vous avez besoin de sommeil pour la suite de vos propres investigations.
Il lui ouvrit la porte palière et lui serra la main.
— Pensez à ce que je vous ai confié et tenez-moi au courant, lui murmura-t-il. Quand vous tiendrez le coupable, n’en parlez à personne, venez me voir directement. Nous réglerons cela tous les deux.
Le moteur de la voiture hurlait dans la nuit calme. Il devait se rendre au bureau sur-le-champ, il lui fallait ces notes de Karasek, il y trouverait peut-être la solution à son affaire et une piste pour le meurtrier d’Inge. Mais après quelques minutes dans les rues sombres il perdit toute orientation. Il s’était trompé de route au milieu de ces pâtés de maisons chamboulés dont il ne subsistait la plupart du temps que des façades ou des moignons de murs et où les jardinets n’étaient plus que monticules de remblais. Il descendit de voiture à un carrefour. À l’aide d’une lampe de poche munie d’un filtre de camouflage rouge il chercha le nom d’une rue.
Un homme sortit d’un trou de cave et se mit à pisser contre un tas de décombres en chancelant légèrement. Il fixa Kälterer comme s’il avait vu une apparition.
— Bonne année, marmonna-t-il. Tu viens me souhaiter la bonne année ?
Il rit sous cape, tout en reboutonnant maladroitement sa braguette.
— Comment s’appelle cette rue ? questionna Kälterer.
— Rue du Joyeux-Tas-de-Ruines, bredouilla-t-il, plié en deux de rire et finissant par s’écrouler tête la première dans les gravats juste à l’endroit où il venait de pisser.
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