De la pointe du nez, il sentit la douceur de sa peau, sa respiration haletante. Elle se taisait. Il sentit qu’elle se raidissait. Elle s’écarta lentement de lui et se leva, alla à la fenêtre et lui tourna le dos.
— Tu as peut-être raison, Hans, et qu’avec tous ces événements il est impossible de rester correct. Il s’est passé tant de choses.
Elle lui fit face.
— C’est trop pour moi, Hans, il faut que je sois seule pour réfléchir. C’était bien, que tu sois passé me voir, mais va-t’en maintenant, je t’en prie.
Elle l’aimait encore, il le sentait. Une petite étincelle brûlait encore en elle. Il ne fallait pas la laisser s’éteindre, il fallait l’entretenir soigneusement, la nourrir afin de chasser ses réticences et ses doutes. Ce qu’il avait de mieux à faire était de partir, surtout ne rien ajouter et prendre son mal en patience. Il se rendit à la porte d’entrée.
Elle le suivit.
— Laisse-moi le temps, Hans, veux-tu ?
Elle accepta qu’il l’attire à elle, la serre contre lui sans un mot.
Non, tout n’était pas perdu.
Il se retrouva dans la rue. Le temps s’était rafraîchi et le ciel gris semblait annoncer de la neige. Le gamin patrouillait le long du mur de l’immeuble, bâton sur l’épaule. Il fit un salut réglementaire à Kälterer quand il passa à sa hauteur.
Inge lui avait déjà annoncé au petit déjeuner qu’elle se chargerait d’acheter tout ce qu’il fallait pour un agréable réveillon de Nouvel An, en tête à tête. Il ne l’avait que vaguement écoutée. Elle avait raconté qu’il y avait beaucoup de viande aux étals et que c’était bien suspect. On abattait le bétail à l’Est, disait la rumeur. Avant le sauve-qui-peut général. Abattages rendus nécessaires avant l’offensive d’hiver menaçante. De temps à autre, il avait approuvé en silence, l’air absent, le regard vide, laissant errer ses pensées. Merit l’aimait encore. Toute issue n’était pas complètement fermée. Ils se retrouveraient. Il fallait simplement qu’il lui laisse le temps, qu’il ne la bouscule pas. Mais avant tout, il devait clarifier ses relations avec Inge et se séparer d’elle.
Il se tenait devant le miroir de sa chambre d’hôtel et essuyait les traces de mousse à raser. Mains sales, sale boulot. Il ne devait pas se laisser guider uniquement par ses sentiments. Combien de temps lui restait-il encore pour clore son enquête ? La contre-offensive à l’Ouest avait échoué. La Wehrmacht ne pourrait certainement pas résister bien longtemps à l’assaut des troupes russes. Il ne devait pas perdre de vue l’ensemble de la situation, il devait garder l’œil sur toutes les péripéties de son affaire. Il lui paraissait de plus en plus évident que la traque de Haas était sa meilleure planque pour demeurer à Berlin, meilleure que n’importe quelle tranchée des bords de la Meuse ou du coude de la Vistule, avec des B16 au-dessus de la tête ou ces machines à coudre russes. Ruprecht Haas était sa position d’arrêt, celle qu’il devait tenir aussi longtemps qu’il le pourrait, le trou d’obus dans lequel il se laisserait glisser pour survivre aux premières vagues d’assaut.
La femme de chambre frappa à la porte, on l’appelait au téléphone. Il se sécha, enfila sa chemise et sa veste et descendit à la réception où on lui tendit l’écouteur.
— Oui ?
— C’est moi !
— Tu as déjà tout trouvé pour ce soir ?
— Oui, oui, déjà depuis midi…
Inge paraissait tout excitée.
— Mais ce n’est pas pour ça que j’appelle. J’ai trouvé quelque chose dans les dossiers de Karasek, ça va sûrement t’intéresser. C’est un petit calepin de cuir noir rempli de notes. Il y a de ces trucs là-dedans !
Il l’interrompit brutalement :
— Pas au téléphone.
— Mais il faut que tu voies ça le plus vite possible. Veux-tu que je te l’apporte ce soir ?
— Non, de toute façon, je vais repasser Kochstrasse. Range-le au fond du premier tiroir de mon bureau.
— Bien, mais ne traîne pas trop, sois à l’heure. Sinon le rôti sera froid. Et ce serait vraiment dommage.
— Tu rentres maintenant ?
— Oui. Encore un petit entretien et j’y vais.
Au moment même où il reposait l’écouteur sur la fourche, les sirènes retentirent. Les tommies ne pouvaient s’empêcher de carillonner l’année nouvelle avec un raid aérien. Il aurait dû s’en douter. Il emballa le nécessaire et prit le chemin du bunker.
L’alerte mit longtemps à être levée. Il était en retard et renonça à repasser par le bureau. Il voulait être à l’heure, comme promis. Kruschke lui gara la voiture devant l’hôtel et lui souhaita un bon réveillon. Il lui donna congé pour deux jours et se mit en route. Une pluie glaciale fouettait les pavés et le vent soufflait en tempête. Les essuie-glaces n’en pouvaient plus et il avait du mal à distinguer la chaussée.
Il fit les quelques mètres qui le séparaient de l’entrée de l’immeuble au pas de gymnastique. Il secoua son chapeau, ouvrit son manteau et éternua. Il gravit lentement les marches usées. Il aurait préféré passer cette soirée avec Merit. Il l’aurait même volontiers accompagnée à la messe de Nouvel An et l’aurait écoutée jouer de l’orgue avec plaisir. L’an prochain, peut-être.
La porte de l’appartement d’Inge était simplement poussée. Il pénétra dans l’entrée ornée de guirlandes en papier. De la musique à la mode jaillissait du récepteur populaire de première classe. Il l’appela à haute voix, mais n’obtint aucune réponse.
Elle n’était pas au salon. La table était dressée pour deux, porcelaine blanche sur nappe blanche, chandelles blanches au centre, couverts en argent auprès des assiettes au bord doré, verres en cristal taillé et verres à liqueur colorés étincelants.
Elle voulait sans doute lui faire une surprise. Il baissa le son de la radio. Il ne savait pas Inge capable de telles niaiseries. Elle voulait donc qu’il parcoure l’appartement à tâtons, jusqu’à ce qu’elle surgisse, légèrement vêtue sans doute, avec en tête quelque plaisanterie idiote du style « Force par la joie ». Elle n’était pas non plus couchée dans le lit. Non, cela ne lui ressemblait vraiment pas de se livrer à de telles gamineries.
Il la trouva dans la cuisine. Elle s’était faite particulièrement belle pour lui. Elle portait un double rang de perles et une longue robe de soirée noire. Ses jambes étaient galbées de bas de soie à couture couleur chair qu’il ne lui connaissait pas. Elle était chaussée de fines sandales à talons hauts carrés. Elle était allongée sur le sol, jambes bizarrement tordues, une main sur la poitrine, là où la robe était pleine de sang. Ses yeux fardés fixaient le vide et ses lèvres maquillées rouge foncé étaient légèrement entrouvertes sur ses dents.
Pendant quelques instants, il n’éprouva rien. Il ne sentit que ses genoux qui mollissaient et se rendit compte qu’il s’accroupissait lentement. Il lui toucha le cou à hauteur de la veine jugulaire. La chair était froide et le pouls éteint. Elle n’avait pas mérité ça. Inge n’avait pas mérité ses mensonges. Il s’était seulement servi d’elle, comme on se sert d’ustensiles quotidiens… Personne n’avait mérité ses mensonges, peut-être pas même Langenstras. Et à présent cette femme, dont quelques heures auparavant il avait encore senti le souffle chaud et l’odeur de transpiration, était morte, étendue sous ses yeux sur le sol de la cuisine et il ne ressentait de pitié qu’envers lui-même.
Il se reprit. Inge était morte, manifestement poignardée. Il voulut lui fermer les yeux, mais se retint : il est interdit de toucher quoi que ce soit sur les lieux du crime. Il se releva et chercha des mobiles. Il était fort possible que le meurtre soit lié à l’affaire dont il s’occupait. Peut-être y avait-il des rapprochements qui lui avaient échappé.
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