Il se tut brusquement :
— « Vous ne m’écoutez pas !… »
Elle battit des cils, et rougit :
— « Non… ».
Puis, gentiment, pour se faire pardonner, elle lui tendit la main. Il la prit, la retourna, et appuya ses lèvres dans la paume. Il sentit aussitôt tous les muscles du bras frémir, et il s’aperçut, avec un trouble subtil, — un trouble tout nouveau — que la petite main, au lieu de s’abandonner, passive, s’écrasait passionnément contre sa bouche.
Mais le temps pressait, et il avait encore une confidence à faire :
— « Jenny, il y a une chose que je veux absolument vous avoir dite, dès ce soir… L’an dernier, à la mort de mon père, j’avais refusé d’entendre parler… de comptes… Je ne voulais pas toucher un sou de cet argent… Hier, j’ai changé d’avis… »
Il fit une pause. Elle s’était redressée, interdite, et elle évitait son regard, bouleversée malgré elle par les idées confuses et contradictoires qui lui traversaient l’esprit.
— « J’ai l’intention de prendre tout cet argent et de le verser aux caisses de l’Internationale, pour qu’il soit immédiatement employé à la lutte contre la guerre. »
Elle respira profondément. Le sang lui revint aux joues. « Pourquoi me parle-t-il de cela ? », se demandait-elle.
— « Vous m’approuvez, n’est-ce pas ? »
Jenny baissa instinctivement le front. Quelle arrière-pensée avait-il, en insistant ainsi sur le mot « approuver » ? Il semblait avoir voulu lui conférer un droit de contrôle sur ses actes… Elle esquissa un vague signe de tête, et releva timidement les yeux. Son expression demeurait volontairement interrogative.
— « Jusqu’ici », continua-t-il, « grâce à mes articles, j’ai toujours gagné ma vie… Le strict nécessaire… Peu importe : je vis au milieu de gens sans ressources, je suis comme eux, et c’est très bien. »
Il fit une longue aspiration, et reprit, très vite, sur un ton qu’un peu de gêne rendit presque bourru :
— « Si cette existence… médiocre… ne vous fait pas peur, Jenny… moi, je ne crains rien pour nous. »
C’était la première allusion à leur avenir, à une existence commune.
Elle pencha de nouveau le front. L’émotion, l’espérance, lui coupaient le souffle.
Il attendit qu’elle se redressât, et, dès qu’il aperçut ce visage éperdu de bonheur, il dit simplement :
— « Merci. »
La serveuse apportait l’addition. Il paya, et releva les yeux sur la pendule.
— « Bientôt moins vingt. Je n’ai même pas le temps de vous ramener chez vous. »
Jenny, sans attendre qu’il lui fît signe, s’était levée. « Il va partir », se disait-elle, oppressée. « Où sera-t-il demain ?… Trois jours… Trois mortels jours. »
Comme il l’aidait à mettre sa jaquette, elle se retourna brusquement, et, de tout près, le dévisagea :
— « Jacques… Ce n’est pas dangereux, au moins ? » Sa voix tremblait.
— « Quoi donc ? » demanda-t-il pour gagner du temps.
Les termes du message de Richardley lui revinrent à l’esprit. Il ne voulait ni lui mentir, ni l’inquiéter. Il fit un effort, et sourit.
— « Dangereux ?… Je ne pense pas. »
Une lueur d’effroi pointa dans les prunelles de la jeune fille. Mais elle abaissa vivement les paupières, et, presque aussitôt, elle sourit à son tour, bravement.
« Elle est parfaite », se dit-il.
Sans parler, l’un contre l’autre, ils gagnèrent le métro Sentier.
Au bord de l’escalier, Jacques s’arrêta. Jenny, qui avait déjà descendu la première marche, se retourna vers lui. L’heure était venue… Il posa ses deux mains sur les épaules de la jeune fille :
— « Jeudi… Vendredi, au plus tard… »
Il la regardait bizarrement. Il fut sur le point de lui dire : « Tu es mienne… Ne nous quittons pas encore, viens avec moi ! » Songeant à la foule, aux bagarres possibles, il dit vite et très bas :
— « Allez-vous-en… Adieu… »
Ses lèvres ébauchèrent un mouvement qui n’était pas vraiment un sourire, ni tout à fait un baiser. Puis il retira brusquement ses mains, lui jeta un long regard et s’enfuit.
Il faisait presque jour encore ; l’air était chaud, saturé de fluide orageux.
Les boulevards offraient un aspect inaccoutumé : tous les boutiquiers avaient baissé leurs rideaux de fer ; la plupart des cafés étaient fermés ; sur l’ordre de la police, ceux qui restaient ouverts avaient dégarni leurs terrasses, pour éviter que les chaises et les tables pussent servir à improviser des barricades, et pour laisser le champ libre aux charges des gardes municipaux. Les curieux affluaient. Les autos commençaient à être rares ; quelques autobus continuaient à circuler, en cornant.
Boulevard Saint-Martin, boulevard Magenta, et aux abords de la C. G. T., l’agglomération était particulièrement dense. Un peuple d’hommes et de femmes descendait des hauteurs de Belleville. Des ouvriers de tous âges, en tenue de travail, jaillis de tous les coins de Paris et de la banlieue, se rassemblaient en groupes de plus en plus compacts. Dans les renfoncements, dans les chantiers en construction, aux coins des rues, des pelotons d’agents formaient de noirs essaims autour des autobus de la Préfecture, prêts à les transporter ici ou là, au premier appel.
Vanheede et Mithœrg attendaient Jacques dans un débit du faubourg du Temple.
Sur la place de la République, où la circulation des voitures était interrompue, une multitude affairée était bloquée sur place. Jacques et ses amis, jouant des coudes, essayèrent de se frayer un chemin à travers cette marée humaine, pour rejoindre les rédacteurs de l’Humanité, que Jacques savait rassemblés au pied du monument central. Mais il était déjà impossible d’atteindre le terre-plein, où s’organisait la tête du cortège.
Soudain, un frémissement semblable au murmure du vent fit onduler les têtes, et une cinquantaine de drapeaux, jusque-là invisibles, se dressèrent par-dessus la foule. Sans cris, sans chants, lourd et collé au sol comme une bête rampante qui déplie ses anneaux, le cortège s’ébranla dans la direction de la porte Saint-Martin. En quelques minutes, pareil à un fleuve de laves qui a trouvé sa pente, la foule emplit la large tranchée des boulevards, et, grossie sans cesse par les affluents des voies latérales, se mit lentement à couler vers l’ouest.
Pris dans la masse, suffoquant de chaleur, Jacques, Vanheede et Mithœrg avançaient, coude à coude, pour ne pas se perdre. Le flot les portait, les noyait dans sa sourde rumeur, les immobilisait un instant pour les soulever de nouveau, les jeter à droite ou à gauche, contre les façades sombres dont les fenêtres étaient garnies de curieux. La nuit était venue ; les globes électriques répandaient sur ce chaos mouvant une lumière insuffisante, tragique.
« Ah ! » se dit Jacques, grisé de joie et de fierté, « quel avertissement ! Un peuple entier, dressé contre la guerre ! Les masses ont compris… Les masses ont répondu à l’appel !… Si Rumelles pouvait voir ça !… »
Un arrêt plus long que les autres les tenait cloués contre le péristyle du Gymnase. Des cris éclatèrent à l’avant. Il semblait que, là-bas, vers l’entrée du boulevard Poissonnière, la colonne se fût heurtée la tête à un obstacle.
Cinq, dix minutes passèrent. Jacques s’impatientait :
— « Venez », dit-il, en prenant le petit Vanheede par la main.
Suivis de Mithœrg qui ronchonnait, ils se faufilèrent, fendant des groupes, contournant les noyaux trop résistants, faisant des zigzags, avançant quand même.
— « Une contre-manifestation ! » dit quelqu’un. « La Ligue des Patriotes occupe le carrefour, et barre la route ! »
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