Mrs Dean a levé la chandelle et j’ai discerné une figure aux traits doux, ressemblant énormément à la jeune femme des Hauts, mais avec une expression plus pensive et plus aimable. C’était un charmant portrait. Les longs cheveux blonds ondulaient un peu sur les tempes, les yeux étaient grands et sérieux, l’ensemble presque trop gracieux. Je ne m’étonnai pas que Catherine Earnshaw eût pu oublier son premier ami pour un être ainsi fait. Mais je me demandai comment lui, s’il avait le tour d’esprit correspondant à son extérieur, avait pu s’éprendre de Catherine Earnshaw, telle que je me la représentais.
– C’est un portrait très agréable, ai-je dit à la femme de charge. Est-il ressemblant?
– Oui; mais il était mieux que cela quand il s’animait. Ce que vous voyez là est son air habituel; en général, il manquait d’entrain.
Catherine avait conservé ses relations avec les Linton depuis son séjour de cinq semaines chez eux.
Comme elle n’était pas tentée, en leur compagnie, de laisser voir les aspérités de son caractère, et que son bon sens l’aurait fait rougir de se montrer malhonnête alors qu’on lui témoignait une si constante courtoisie, elle imposa, sans y penser, à la vieille dame et au vieux gentleman, par sa sincère cordialité; elle gagna l’admiration d’Isabelle, le cœur et l’âme de son frère: conquêtes qui la flattèrent dès le début, car elle était pleine d’ambition, et qui la conduisirent à adopter un double personnage sans intention précise de tromper personne. Dans la maison où elle entendait traiter Heathcliff de «vulgaire jeune coquin», de «pire qu’une brute», elle avait soin de ne pas se conduire comme lui; mais chez elle, elle se sentait peu encline à pratiquer une politesse dont on n’aurait fait que rire et à refréner sa fougueuse nature, quand cela ne lui aurait valu ni crédit ni louange.
Mr Edgar avait rarement assez de courage pour venir ouvertement à Hurle-Vent. Il avait la terreur de la réputation d’Earnshaw et frémissait à l’idée de le rencontrer. Pourtant, nous le recevions toujours aussi poliment que possible. Le maître même évitait de l’offenser, car il connaissait l’objet de ses visites; et, s’il ne pouvait être gracieux, il se tenait à l’écart. J’incline à croire que sa présence chez nous était désagréable à Catherine: celle-ci n’avait ni artifice, ni coquetterie et voyait avec un déplaisir évident toute rencontre entre ses deux amis. En effet, lorsque Heathcliff exprimait son mépris pour Linton en présence de ce dernier, elle ne pouvait pas tomber à moitié d’accord avec lui, comme elle faisait lorsqu’ils étaient seuls; et, quand Linton manifestait son dégoût et son antipathie pour Heathcliff, elle n’osait pas traiter ces sentiments avec indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon de jeux eût été pour elle de peu d’importance. J’ai souvent ri de ses perplexités et de ses soucis inavoués, qu’elle cherchait vainement à soustraire à mes railleries. Cela semble peu charitable; mais elle était si fière qu’il devenait en vérité impossible d’avoir pitié de ses chagrins, tant qu’elle ne se laisserait pas ramener à plus d’humilité. Elle se décida enfin à avouer et à se confier à moi: il n’y avait personne d’autre qu’elle pût prendre comme conseiller.
Une après-midi, Mr Hindley étant sorti, Heathcliff crut pouvoir en profiter pour se donner congé. Il avait alors atteint seize ans, je crois, et, sans avoir de vilains traits et sans être dépourvu d’intelligence, il trouvait cependant moyen de produire une impression de répulsion, morale et physique, dont il ne subsiste pas trace dans son aspect actuel. En premier lieu, il avait à cette époque perdu le bénéfice de son éducation première. Un pénible et incessant travail manuel, commençant chaque jour de bonne heure et finissant tard, avait étouffé la curiosité qu’il avait pu jadis avoir d’acquérir des connaissances, ainsi que le goût des livres ou de l’étude. Le sentiment de supériorité que lui avaient inculqué dans son enfance les faveurs du vieux Mr Earnshaw s’était éteint. Il lutta longtemps pour se tenir sur un pied d’égalité avec Catherine dans ses études, et ne céda qu’avec un regret poignant, quoique silencieux; mais il céda complètement et rien ne put le déterminer à faire un pas pour s’élever, dès qu’il se fut aperçu qu’il était condamné à tomber au-dessous du niveau qu’il avait autrefois atteint. Puis l’apparence extérieure s’harmonisa avec la dégradation mentale. Il prit une démarche lourde et un aspect vulgaire; son humeur, naturellement réservée, s’exagéra jusqu’à une morosité insociable presque stupide, et il parut trouver un plaisir amer à exciter l’aversion plutôt que l’estime des rares personnes qu’il connaissait.
Catherine et lui continuaient d’être toujours ensemble pendant les périodes où son travail lui laissait quelque répit. Mais il avait cessé de lui exprimer sa tendresse par des paroles et il repoussait avec une colère soupçonneuse ses caresses enfantines, comme s’il se fût rendu compte qu’elle ne pouvait éprouver que peu d’agrément à lui prodiguer de pareilles marques d’affection. Dans la circonstance dont je viens de parler, il entra dans la salle pour annoncer son intention de ne rien faire, tandis que j’aidais Miss Cathy à arranger sa toilette. Elle n’avait pas prévu qu’il lui prendrait fantaisie de rester oisif. Pensant qu’elle aurait la maison à elle seule, elle s’était arrangée pour avertir Mr Edgar de l’absence de son frère et se préparait en ce moment à le recevoir.
– Cathy, est-tu occupée cette après-midi? demanda Heathcliff. Vas-tu quelque part?
– Non, il pleut, répondit-elle.
– Alors pourquoi as-tu cette robe de soie? Personne ne doit venir ici, j’espère?
– Pas que je sache, balbutia Miss. Mais tu devrais être aux champs à cette heure-ci, Heathcliff. Il y a déjà une heure que nous avons fini de dîner; je te croyais parti.
– Hindley ne nous débarrasse pas si souvent de sa maudite présence. Je ne travaillerai plus aujourd’hui: je vais rester avec toi.
– Oh! mais Joseph le lui dira, insinua-t-elle. Tu ferais mieux de t’en aller.
– Joseph est en train de charger de la chaux de l’autre côté des rochers de Penistone; cela lui prendra jusqu’à la nuit, et il n’en saura rien.
Ce disant, il s’approcha nonchalamment du feu et s’assit. Catherine réfléchit un instant, les sourcils froncés; elle cherchait à aplanir les voies à l’intrusion prévue.
– Isabelle et Edgar Linton ont parlé de venir cette après-midi, dit-elle après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les attends guère; mais il se peut qu’ils viennent et, dans ce cas, tu cours le risque d’être grondé sans aucun bénéfice.
– Fais-leur dire par Hélène que tu es occupée, Cathy, insista-t-il. Ne me mets pas dehors pour ces pitoyables et sots amis! Je suis sur le point, parfois, de me plaindre de ce qu’ils… mais je ne veux pas…
– De ce qu’ils… quoi? s’écria Catherine, le regardant d’un air troublé. Oh! Nelly, ajouta-t-elle vivement en dégageant sa tête de mes mains, vous m’avez peignée dans le mauvais sens! Cela suffit: laissez-moi. De quoi es-tu sur le point de te plaindre, Heathcliff?
– De rien… mais regarde l’almanach qui est sur le mur, dit-il en montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre, et il continua: les croix indiquent les soirées que tu as passées avec les Linton, les points celles que tu as passées avec moi. Vois-tu? J’ai marqué chaque jour.
– Oui… c’est bien absurde. Comme si je faisais attention! répliqua Catherine d’un ton maussade. Et qu’est-ce que cela prouve?
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