– C’est donc conclu, dit-il. Allons, messieurs, votre main. Êtes-vous quelque peu chrétiens?
– Pardieu! dit d’Artagnan.
– Nous le serons dans cette occasion, pour rester fidèles à notre serment, dit Aramis.
– Ah! je suis prêt à jurer par ce qu’on voudra, dit Porthos, même par Mahomet! Le diable m’emporte si j’ai jamais été si heureux qu’en ce moment.
Et le bon Porthos essuyait ses yeux encore humides.
– L’un de vous a-t-il une croix? demanda Athos.
Porthos et d’Artagnan se regardèrent en secouant la tête comme des hommes pris au dépourvu.
Aramis sourit et tira de sa poitrine une croix de diamants suspendue à son cou par un fil de perles.
– En voilà une, dit-il.
– Eh bien! reprit Athos, jurons sur cette croix, qui malgré sa matière est toujours une croix, jurons d’être unis malgré tout et toujours; et puisse ce serment non seulement nous lier nous-mêmes, mais encore lier nos descendants! Ce serment vous convient-il?
– Oui, dirent-ils tout d’une voix.
– Ah! traître! dit tout bas d’Artagnan en se penchant à l’oreille d’Aramis, vous nous avez fait jurer sur le crucifix d’une frondeuse.
Nous espérons que le lecteur n’a point tout à fait oublié le jeune voyageur que nous avons laissé sur la route de Flandre.
Raoul, en perdant de vue son protecteur, qu’il avait laissé le suivant des yeux en face de la basilique royale, avait piqué son cheval pour échapper d’abord à ses douloureuses pensées, et ensuite pour dérober à Olivain l’émotion qui altérait ses traits.
Une heure de marche rapide dissipa bientôt cependant toutes ces sombres vapeurs qui avaient attristé l’imagination si riche du jeune homme. Ce plaisir inconnu d’être libre, plaisir qui a sa douceur, même pour ceux qui n’ont jamais souffert de leur dépendance, dora pour Raoul le ciel et la terre, et surtout cet horizon lointain et azuré de la vie qu’on appelle l’avenir.
Cependant il s’aperçut, après plusieurs essais de conversation avec Olivain, que de longues journées passées ainsi seraient bien tristes, et la parole du comte, si douce, si persuasive et si intéressante, lui revint en mémoire à propos des villes que l’on traversait, et sur lesquelles personne ne pouvait plus lui donner ces renseignements précieux qu’il eût tirés d’Athos, le plus savant et le plus amusant de tous les guides.
Un autre souvenir attristait encore Raoul: on arrivait à Louvres, il avait vu, perdu derrière un rideau de peupliers, un petit château qui lui avait si fort rappelé celui de La Vallière, qu’il s’était arrêté à le regarder près de dix minutes, et avait repris sa route en soupirant, sans même répondre à Olivain, qui l’avait interrogé respectueusement sur la cause de cette attention. L’aspect des objets extérieurs est un mystérieux conducteur, qui correspond aux fibres de la mémoire et va les réveiller quelquefois malgré nous; une fois ce fil éveillé, comme celui d’Ariane, il conduit dans un labyrinthe de pensées où l’on s’égare en suivant cette ombre du passé qu’on appelle le souvenir. Or, la vue de ce château avait rejeté Raoul à cinquante lieues du côté de l’occident, et lui avait fait remonter sa vie depuis le moment où il avait pris congé de la petite Louise jusqu’à celui où il l’avait vue pour la première fois, et chaque touffe de chêne, chaque girouette entrevue au haut d’un toit d’ardoises, lui rappelaient qu’au lieu de retourner vers ses amis d’enfance, il s’en éloignait chaque instant davantage, et que peut-être même il les avait quittés pour jamais.
Le cœur gonflé, la tête lourde, il commanda à Olivain de conduire les chevaux à une petite auberge qu’il apercevait sur la route à une demi-portée de mousquet à peu près en avant de l’endroit où l’on était parvenu. Quant à lui, il mit pied à terre, s’arrêta sous un beau groupe de marronniers en fleurs, autour desquels murmuraient des multitudes d’abeilles, et dit à Olivain de lui faire apporter par l’hôte du papier à lettres et de l’encre sur une table qui paraissait là toute disposée pour écrire.
Olivain obéit et continua sa route, tandis que Raoul s’asseyait le coude appuyé sur cette table, les regards vaguement perdus sur ce charmant paysage tout parsemé de champs verts et de bouquets d’arbres, et faisant de temps en temps tomber de ses cheveux ces fleurs qui descendaient sur lui comme une neige.
Raoul était là depuis dix minutes à peu près, et il y en avait cinq qu’il était perdu dans ses rêveries, lorsque dans le cercle embrassé par ses regards distraits il vit se mouvoir une figure rubiconde qui, une serviette autour du corps, une serviette sur le bras, un bonnet blanc sur la tête, s’approchait de lui, tenant papier, encore et plume.
– Ah! ah! dit l’apparition, on voit que tous les gentilshommes ont des idées pareilles, car il n’y a qu’un quart d’heure qu’un jeune seigneur, bien monté comme vous, de haute mine comme vous, et de votre âge à peu près, a fait halte devant ce bouquet d’arbres, y a fait apporter cette table et cette chaise, et y a dîné, avec un vieux monsieur qui avait l’air d’être son gouverneur, d’un pâté dont ils n’ont pas laissé un morceau, et d’une bouteille de vieux vin de Mâcon dont ils n’ont pas laissé une goutte; mais heureusement nous avons encore du même vin et des pâtés pareils, et si monsieur veut donner ses ordres…
– Non, mon ami, dit Raoul en souriant, et je vous remercie, je n’ai besoin pour le moment que des choses que j’ai fait demander; seulement je serais bien heureux que l’encre fût noire et que la plume fût bonne; à ces conditions je paierai la plume au prix de la bouteille, et l’encre au prix du pâté.
– Eh bien! monsieur, dit l’hôte, je vais donner le pâté et la bouteille à votre domestique, de cette façon-là vous aurez la plume et l’encre par-dessus le marché.
– Faites comme vous voudrez, dit Raoul, qui commençait son apprentissage avec cette classe toute particulière de la société qui, lorsqu’il y avait des voleurs sur les grandes routes, était associée avec eux, et qui, depuis qu’il n’y en a plus, les a avantageusement remplacés.
L’hôte, tranquillisé sur sa recette, déposa sur la table papier, encre et plume. Par hasard, la plume était passable, et Raoul se mit à écrire.
L’hôte était resté devant lui et considérait avec une espèce d’admiration involontaire cette charmante figure si sérieuse et si douce à la fois. La beauté a toujours été et sera toujours une reine.
– Ce n’est pas un convive comme celui de tout à l’heure, dit l’hôte à Olivain, qui venait rejoindre Raoul pour voir s’il n’avait besoin de rien, et votre jeune maître n’a pas d’appétit.
– Monsieur en avait encore il y a trois jours, de l’appétit, mais que voulez-vous! il l’a perdu depuis avant-hier.
Et Olivain et l’hôte s’acheminèrent vers l’auberge. Olivain, selon la coutume des laquais heureux de leur condition, racontant au tavernier tout ce qu’il crut pouvoir dire sur le compte du jeune gentilhomme.
Cependant Raoul écrivait:
Monsieur,
«Après quatre heures de marche, je m’arrête pour vous écrire, car vous me faites faute à chaque instant, et je suis toujours prêt à tourner la tête, comme pour répondre lorsque vous me parliez. J’ai été si étourdi de votre départ, et si affecté du chagrin de notre séparation, que je ne vous ai que bien faiblement exprimé tout ce que je ressentais de tendresse et de reconnaissance pour vous. Vous m’excuserez, monsieur, car votre cœur est si généreux, que vous avez compris tout ce qui se passait dans le mien. Écrivez-moi, monsieur, je vous en prie, car vos conseils sont une partie de mon existence; et puis, si j’ose vous le dire, je suis inquiet, il m’a semblé que vous vous prépariez vous-même à quelque expédition périlleuse, sur laquelle je n’ai point osé vous interroger, car vous ne m’en avez rien dit. J’ai donc, vous le voyez, grand besoin d’avoir de vos nouvelles. Depuis que je ne vous ai plus là, près de moi, j’ai peur à tout moment de manquer. Vous me souteniez puissamment, monsieur, et aujourd’hui, je le jure, je me trouve bien seul.
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