– Et que venez-vous faire ici?
– Apporter des nouvelles de M. de Mazarin, et des plus fraîches même.
– Et qu’est-il donc devenu?
– Il se porte comme vous et moi.
– Il ne lui est donc rien arrivé de fâcheux?
– Rien absolument. Il a seulement éprouvé le besoin de faire une course dans l’Île-de-France, et nous a priés, M. le comte de La Fère, M. du Vallon et moi, de l’accompagner. Nous étions trop ses serviteurs pour lui refuser une pareille demande. Nous sommes partis hier soir, et nous voilà.
– Vous voilà.
– Son Éminence avait quelque chose à faire dire à Sa Majesté, quelque chose de secret et d’intime, une mission qui ne pouvait être confiée qu’à un homme sûr, de sorte qu’elle m’a envoyé à Saint-Germain. Ainsi donc, mon cher monsieur Bernouin, si vous voulez faire quelque chose qui soit agréable à votre maître, prévenez Sa Majesté que j’arrive et dites-lui dans quel but.
Qu’il parlât sérieusement ou que son discours ne fût qu’une plaisanterie, comme il était évident que d’Artagnan était, dans les circonstances présentes, le seul homme qui pût tirer Anne d’Autriche d’inquiétude, Bernouin ne fit aucune difficulté d’aller la prévenir de cette singulière ambassade, et comme il l’avait prévu, la reine lui donna l’ordre d’introduire à l’instant même M. d’Artagnan.
D’Artagnan s’approcha de sa souveraine avec toutes les marques du plus profond respect.
Arrivé à trois pas d’elle, il mit un genou en terre et lui présenta la lettre.
C’était, comme nous l’avons dit, une simple lettre, moitié d’introduction, moitié de créance. La reine la lut, reconnut parfaitement l’écriture du cardinal, quoiqu’elle fût un peu tremblée; et comme cette lettre ne lui disait rien de ce qui s’était passé, elle demanda des détails.
D’Artagnan lui raconta tout avec cet air naïf et simple qu’il savait si bien prendre dans certaines circonstances.
La reine, à mesure qu’il parlait, le regardait avec un étonnement progressif; elle ne comprenait pas qu’un homme osât concevoir une telle entreprise, et encore moins qu’il eût l’audace de la raconter à celle dont l’intérêt et presque le devoir était de la punir.
– Comment, monsieur! s’écria, quand d’Artagnan eut terminé son récit, la reine rouge d’indignation, vous osez m’avouer votre crime! me raconter votre trahison!
– Pardon, Madame, mais il me semble, ou que je me suis mal expliqué, ou que Votre Majesté m’a mal compris; il n’y a là-dedans ni crime ni trahison. M. de Mazarin nous tenait en prison, M. du Vallon et moi, parce que nous n’avons pu croire qu’il nous ait envoyés en Angleterre pour voir tranquillement couper le cou au roi Charles I er, le beau-frère du feu roi votre mari, l’époux de Madame Henriette, votre sœur et votre hôte, et que nous avons fait tout ce que nous avons pu pour sauver la vie du martyr royal. Nous étions donc convaincus, mon ami et moi, qu’il y avait là-dessous quelque erreur dont nous étions victimes, et qu’une explication entre nous et Son Éminence était nécessaire. Or, pour qu’une explication porte ses fruits, il faut qu’elle se fasse tranquillement, loin du bruit des importuns. Nous avons en conséquence emmené M. le cardinal dans le château de mon ami, et là nous nous sommes expliqués. Eh bien! Madame, ce que nous avions prévu est arrivé, il y avait erreur. M. de Mazarin avait pensé que nous avions servi le général Cromwell, au lieu d’avoir servi le roi Charles, ce qui eût été une honte qui eût rejailli de nous à lui, de lui à Votre Majesté, une lâcheté qui eût taché à sa tige la royauté de votre illustre fils. Or, nous lui avons donné la preuve du contraire et cette preuve, nous sommes prêts à la donner à Votre Majesté elle-même, en en appelant à l’auguste veuve qui pleure dans ce Louvre où l’a logée votre royale munificence. Cette preuve l’a si bien satisfait, qu’en signe de satisfaction il m’a envoyé, comme Votre Majesté peut le voir, pour causer avec elle des réparations naturellement dues à des gentilshommes mal appréciés et persécutés à tort.
– Je vous écoute et vous admire, monsieur, dit Anne d’Autriche. En vérité, j’ai rarement vu un pareil excès d’impudence.
– Allons, dit d’Artagnan, voici Votre Majesté qui, à son tour, se trompe sur nos intentions comme avait fait M. de Mazarin.
– Vous êtes dans l’erreur, monsieur, dit la reine, et je me trompe si peu, que dans dix minutes vous serez arrêté et que dans une heure je partirai pour aller délivrer mon ministre à la tête de mon armée.
– Je suis sûr que Votre Majesté ne commettra point une pareille imprudence, dit d’Artagnan, d’abord parce qu’elle serait inutile et qu’elle amènerait les plus graves résultats. Avant d’être délivré, M. le cardinal serait mort, et Son Éminence est si bien convaincue de la vérité de ce que je dis qu’elle m’a au contraire prié, dans le cas où je verrais Votre Majesté dans ces dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour obtenir qu’elle change de projet.
– Eh bien! je me contenterai donc de vous faire arrêter.
– Pas davantage, Madame, car le cas de mon arrestation est aussi bien prévu que celui de la délivrance du cardinal. Si demain, à une heure fixe, je ne suis pas revenu, après-demain matin M. le cardinal sera conduit à Paris.
– On voit bien, monsieur, que vous vivez, par votre position, loin des hommes et des choses; car autrement vous sauriez que M. le cardinal a été cinq ou six fois à Paris, et cela depuis que nous en sommes sortis, et qu’il y a vu M. de Beaufort, M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. d’Elbeuf, et que pas un n’a eu l’idée de le faire arrêter.
– Pardon, Madame, je sais tout cela; aussi n’est-ce ni à M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon, ni à M. le coadjuteur, ni à M. d’Elbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal, attendu que ces messieurs font la guerre pour leur propre compte, et qu’en leur accordant ce qu’ils désirent M. le cardinal en aurait bon marché; mais bien au parlement, qu’on peut acheter en détail sans doute, mais que M. de Mazarin lui-même n’est pas assez riche pour acheter en masse.
– Je crois, dit Anne d’Autriche en fixant son regard, qui, dédaigneux chez une femme, devenait terrible chez une reine, je crois que vous menacez la mère de votre roi.
– Madame, dit d’Artagnan, je menace parce qu’on m’y force. Je me grandis parce qu’il faut que je me place à la hauteur des événements et des personnes. Mais croyez bien une chose, Madame, aussi vrai qu’il y a un cœur qui bat pour vous dans cette poitrine, croyez bien que vous avez été l’idole constante de notre vie, que nous avons, vous le savez bien, mon Dieu, risquée vingt fois pour Votre Majesté. Voyons, Madame, est-ce que Votre Majesté n’aura pas pitié de ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans végété dans l’ombre, sans laisser échapper dans un seul soupir les secrets saints et solennels qu’ils avaient eu le bonheur de partager avec vous? Regardez-moi, moi qui vous parle, Madame, moi que vous accusez d’élever la voix et de prendre un ton menaçant. Que suis-je? un pauvre officier sans fortune, sans abri, sans avenir, si le regard de ma reine, que j’ai si longtemps cherché, ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de La Fère, un type de noblesse, une fleur de la chevalerie; il a pris parti contre sa reine, ou plutôt, non pas, il a pris parti contre son ministre, et celui-là n’a pas d’exigences, que je crois. Voyez enfin M. du Vallon, cette âme fidèle, ce bras d’acier, il attend depuis vingt ans de votre bouche un mot qui le fasse par le blason ce qu’il est par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin votre peuple, qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple qui vous aime et qui cependant souffre, que vous aimez et qui cependant a faim, qui ne demande pas mieux que de vous bénir et qui cependant vous… Non, j’ai tort; jamais votre peuple ne vous maudira, Madame. Eh bien! dites un mot, et tout est fini, et la paix succède à la guerre, la joie aux larmes, le bonheur aux calamités.
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